Tout le reste est littérature

Jacques DUBOIS, Tout le reste est littérature, entretiens avec Laurent Demoulin, Impressions nouvelles, 2018, 240 p., 17 € / ePub : 9.99 €, ISBN : 978-2-87449-574-8

dubois tout le reste est litteratureL’entretien littéraire est un genre littéraire en soi, qui non seulement peut s’avérer une source historiquement inestimable comme témoignage vivant d’un temps réel (Paul Léautaud avec Robert Mallet en 1950, André Breton et André Parinaud en 1952), mais également, en ce qu’il révèle une part de création littéraire inédite : quand Modiano soumet à l’interrogatoire Emmanuel Berl (en 1976), ou lorsque Pivot laisse le champ libre à Marguerite Duras (en 1984), on est bien obligé de reconnaître qu’il se dessine là autre chose qu’un simple question/réponse : dans l’entretien, l’écrivain parvient à se donner la parole, et à s’approprier une forme de discours (construit souvent, mais pas toujours) qui font intervenir des éléments que précédemment un texte littéraire de l’auteur n’a pas toujours pu, ou voulu, dévoiler.


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Ainsi peut-on appréhender aujourd’hui Jacques Dubois, au travers des réponses qu’il donne à Laurent Demoulin, son ancien étudiant devenu professeur à l’ULiège, dans Tout le reste est littérature. Et 240 pages, ce n’est pas de trop, pour faire le tour d’une vie, celle d’un professeur de littérature qui s’est forgé une solide carrière académique (à l’Université de Liège principalement, mais aussi au Québec, en Suisse, à Paris ou Madagascar), et d’un champ d’activités qui participe aussi bien de l’écriture critique (sur la rhétorique, la sociologie de la littérature, le roman policier, le roman réaliste, Proust…), de l’édition de textes (notamment trois volumes de Simenon en Pléiade, avec Benoit Denis), et de la politique culturelle au sens large du terme (soutien au cinéma francophone belge, création de la collection Espace Nord, direction du quotidien syndicaliste La Wallonie, co-rédaction du Manifeste pour la culture wallonne, pour ne citer que quelques-unes de ses activités.)

dubois le roman de gilberte swannCela ne pourrait être qu’un… paradoxe, et Jacques Dubois avoue affectionner particulièrement cette dynamique. Mais il n’est pas inintéressant de constater, au fil de ces entretiens, comment l’un des fondateurs du Groupe µ – avec Philippe Minguet, Jean-Marie Klinkenberg, Francis Edeline, Hadelin Trinon, tous co-auteurs de Rhétorique générale en 1970, devenu un classique de la linguistique structurale – se retrouve depuis plusieurs années à livrer des ouvrages où il a en quelque sorte inversé son mode de pensée : le point de départ n’est plus la sociologie de la littérature, mais bien des personnages de roman (chez Proust, chez Stendhal) incarnant une forme de sociologie, ce qu’il s’emploie encore à expliciter dans son tout récent essai, Le roman de Gilberte Swann (Seuil). Ainsi mesure-t-on mieux comment certaines héroïnes fantasmées de roman ont-elles pris le pas, progressivement, sur les structures formalistes, et comment, aussi, à travers d’autres ouvrages (notamment Figures du désir, pour une critique amoureuse, en 2011), l’écriture de Dubois a gagné, dans ces échafaudages imaginaires, en liberté de ton et en excitation de l’esprit.


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Ces entretiens le laissent apparaître à maintes reprises : quand il a lancé une question, ouvert une problématique, entamé un chantier d’envergure, Jacques Dubois le cerne au mieux durant un certain temps… et puis il passe à autre chose, cédant sans regret le flambeau à d’autres pour prolonger la tâche. S’il connaît la déception, il s’en écarte et part voir ailleurs, avec une nouvelle capacité de conviction. Peut-être y a-t-il là les traces anciennes de son entrée dans le corps académique, et des combats à peine feutrés qui s’y jouèrent. Les coulisses de l’enseignement universitaire furent loin d’être une sinécure, pour ce jeune diplômé qui, parti un temps enseigner sur les campus enfiévrés des États-Unis, éprouva à son retour pas mal de difficultés pour trouver ses marques dans une Alma mater liégeoise à l’esprit extrêmement provincial et conservateur. Le département de Philo et Lettres y succomba longtemps, et en dégoûta plus d’un étudiant. La création du Groupe µ, puis, plus tard, de la section « Information et Arts de diffusion », dont Dubois fut avec d’autres de sa génération, l’une des chevilles ouvrières, ont heureusement amené des bouffées d’air frais en bord de Meuse, dont bénéficièrent de nombreux étudiants – tel l’auteur de ces lignes – tout heureux de suivre l’enseignement donné par des gens de qualité comme René Hainaux, Michèle Fabien, Marc Liebens, ou Jean-Marie Piemme.

Cet ouvrage se lit donc avec plaisir, car on y (re)découvre, au delà d’une amusante connivence entre les interlocuteurs, une expérience volontaire de la curiosité, de la découverte novatrice, et du sens social, qui ont été l’une des clefs de l’existence de Dubois – ce qu’on ne peut que souhaiter à chacun. On peut également y lire le portrait d’un jeune intellectuel aimant dispenser avec charisme et ironie son savoir, s’éprenant tour à tour de quelques grands maîtres de son époque, Lucien Goldmann, Léo Spitzer, Roland Barthes… et plus tard bien sûr Pierre Bourdieu, dont il dessine un portrait tout en finesse, resituant sa pensée et son histoire personnelle dans les polémiques qui l’entourèrent. Car au fond, on en revient toujours aux origines. Et les pages qui sont consacrées au milieu familial et social, aux lectures, au militantisme communiste, aux matchs de football, avant l’entrée dans les études universitaires, sont de celles qu’on n’oubliera pas non plus.

Pierre Malherbe