Pensée et histoire de la franc-maçonnerie

Lambros COULOUBARITSIS, La complexité de la franc-maçonnerie. Approche historique et philosophique, Ousia, 2018, 583 p., 28 €, ISBN : 978-2-87060-183-9

couloubaritsis la complexite de la franc maconnerieProfesseur émérite de l’Université Libre de Bruxelles, spécialiste de la philosophie grecque et médiévale, notamment d’Aristote, auteur entre autres d’ouvrages de référence — Histoire de la philosophie. Aux origines de la philosophie européenne (De Boeck, 2003), Histoire de la philosophie ancienne et médiévale (Grasset, 1998), La proximité et la question de la souffrance humaine (Ousia, 2005) —, Lambros Couloubaritsis poursuit dans La complexité de la franc-maçonnerie les réflexions développées dans La philosophie face à la question de la complexité (Ousia, 2014). Alliant la voie historienne et l’approche philosophique, il livre une somme novatrice et décisive sur le phénomène de la franc-maçonnerie, démontant les clichés, la vulgate qui entoure le mouvement, proposant des éclairages inédits.

Son point de départ s’origine dans l’occultation de la contribution du phénomène maçonnique dans l’histoire de la modernité, une oblitération à laquelle les francs-maçons ont contribué, d’une part par leur pratique du secret, d’autre part en raison des mythes de fondation qu’ils ont élaborés afin de se légitimer. Construite par leur soin, la version d’un processus linéaire posant l’émergence de la franc-maçonnerie spéculative comme une transformation de la franc-maçonnerie opérative a longtemps été dominante jusqu’à sa mise en cause dans les années 1960. Penseur de la complexité — une problématique apparue dans les sciences contemporaines, avec les travaux d’Ilya Prigogine et fondée par l’Institut de Santa Fe —, Couloubaritsis a d’abord analysé la complexité des mythes et démonte ici la dérivation des francs-maçons spéculatifs à partir des maçons, des corps d’artisans, des bâtisseurs de cathédrales. Point central s’il en est dès lors qu’il refonde les origines du mouvement : en lieu et place d’une filiation entre maçons, bâtisseurs et francs-maçons se vouant à un idéal de tolérance, de philanthropie, Couloubaritsis pose une rupture. La franc-maçonnerie serait née en réaction à un contexte politico-religieux de guerres, de violences, de répressions, s’est élevée comme un mouvement de résistance pariant pour la réalisation d’un « humanisme nouveau post-chrétien » apte à transcender les querelles religieuses et le dogmatisme théologique.

Analysant les rites, les pratiques d’initiation d’un mouvement qui, au niveau personnel, en appelle au perfectionnement de la personne, et qui, au niveau collectif, défend l’idéal de fraternité et de philanthropie, Lambros Couloubaritsis circonscrit sa nouveauté dans une méthode de travail spéculatif à l’écart de la liturgie, des sacrements. Si l’Église a très tôt développé un antimaçonnisme farouche, si elle a édicté des encycliques interdisant l’adhésion à un mouvement associé à Satan, à la subversion de la papauté et de la royauté, c’est notamment en raison du relativisme religieux que la franc-maçonnerie professait. Si, à ses débuts, depuis le règne de Jacques VI d’Écosse, dans un souci de compromis avec l’autorité religieuse, la franc-maçonnerie a gardé le Divin assimilé au Grand Architecte de l’Univers, par la suite, dans le contexte de l’anticléricalisme du XIXe siècle,  priorité sera donnée à la liberté de la conscience. L’invocation au Divin deviendra facultative. La complexité du mouvement s’exprime dans la diversité des obédiences, des rites, des pratiques qui s’échelonnent d’une franc-maçonnerie anticléricale, pavant la voie à la laïcité, à la sécularisation de la société à une franc-maçonnerie chrétienne. En ses principes fondateurs, la franc-maçonnerie fait prévaloir une méthode de travail qui pose la vérité comme un horizon à atteindre et non comme une donnée révélée. La posture du franc-maçon est en rupture par rapport à toute soumission à une Vérité consacrée.

Étude des spécificités des loges en Écosse, en Angleterre, en France, en Allemagne, analyse du rôle des francs-maçons lors des révolutions des XVIIIe et XIXe siècles (comme bien d’autres libérateurs nord- et sud-américains, Washington, Bolivar, Miranda furent francs-maçons), méthode maçonnique, analyse du Temple de Salomon, liens avec les idéaux des Lumières, de la tolérance, la libre pensée… l’essai est l’une des approches les plus novatrices d’un phénomène mal connu, qui fait encore trop souvent l’objet d’une méfiance. De tout temps, au cours de son évolution, la franc-maçonnerie a suscité un antimaçonnisme virulent, que ce dernier soit activé par l’Église catholique qui diabolisa la franc-maçonnerie, qu’il soit le fait de l’islam ou que, s’appuyant sur le Protocole des Sages de Sion (faux fabriqué en Russie), il prenne la forme paroxystique du complot judéo-maçonnique sous le nazisme. Aux côtés des antimaçonnismes de droite, Lambros Couloubaritsis examine les antimaçonnismes de gauche. L’étude comparative du symbolisme religieux et du symbolisme maçonnique livre l’une des clés de l’opposition immémoriale témoignée par l’Église catholique : l’Église enseigne un symbolisme religieux où le symbole est conçu comme un signe naturel, essentialisé, fondé sur le sacré tandis que la franc-maçonnerie défend l’idée d’un symbole vu comme signe arbitraire, doté d’un caractère fonctionnel. Appuyée par le rejet de toute théologie, de tout système doctrinal, la désacralisation du symbole a pour corrélat un usage métaphorique du sacré. Au nombre des thèses décisives soutenues par La complexité de la franc-maçonnerie, figure la thèse relative à l’apport des penseurs, des membres francs-maçons à la sécularisation de la société, leur importance dans la fondation de l’État de droit et la conquête de la laïcité.

Véronique Bergen