Du fond d’un œil

Otto GANZ, Technique du point d’aveugle, Cygne, 2018, 76 p., 11€, ISBN : 978-2-84924-536-1

Otto Ganz, Technique du point d'aveugleComme en contrepoint de la formule « je crois » autour de laquelle s’articule Pavots (2010),  un précédent recueil d’Otto Ganz également publié aux Éditions du Cygne, Technique du point d’aveugle se scande par la répétition de « je vois ». Dans ce recueil, de la perception la plus brute à la conscience éclairée, « voir » fait l’objet d’un savoir.

Je vois

la projection de fragments effilés
traverser la membrane des croyances
les tissus mous aromates et
ces atomes impalpables

ce qui en tous
sépare et réunit
une inconnue biologique
aux multiples dénominateurs du sens

l’insecte cisaillant l’homme
comme on fait les herbes puis
l’équilibre se rétablir
au détriment de la nature

Si le thème de la lucidité est au cœur de Technique du point d’aveugle, il est au service d’une attention aiguë et désenchantée pour le vivant et pour ce qui le meurtrit, pour la liberté et pour ce qui l’asservit. Nulle pièce détachée dans ce recueil malgré l’apparente disparité du propos : l’image première, « ceci vieux comme le monde / et toujours debout / l’homme qui le remonte / en titubant », se décline dans trois quatrains réguliers qui reviennent et lui donnent la structure d’une litanie. Assurément, ce recueil blesse tant il fait corps avec l’insoutenable, en montrant ce à quoi le regard consent, ce devant quoi il s’aveugle. Les activités sensorielles liées à la vue s’enchevêtrent à ses dimensions métaphoriques : de la reconnaissance des formes à l’imagination la plus hallucinée, en passant par la réminiscence et le souvenir. Ainsi, la lucidité devient la faculté de regarder et de dire chaque atome du monde qui ne peut être vu et, plus encore, qui ne veut être vu.

Le « point aveugle », cette partie de la rétine dépourvue de photorécepteurs, devient en l’occurrence le « point d’aveugle », soit l’image qui échappe encore au regard humain et qui suppose l’affûtage de la vue et de la conscience, une précision presque médicale ou un travail de suture comme des points chirurgicaux (ainsi que l’évoque, de façon discrète, la couverture du recueil réalisée par Frédérique Longrée). L’image est ainsi appréhendée par le prisme d’un cristal : Otto Ganz en fait scintiller, à l’échelle de l’homme, de nombreux photons de sens, mais également les simulacres, les illusions et les aveuglements qui la sous-tendent.

Des mascarades politiques au fard annihilant des croyances et des machines à produire le faux, de la noyade atroce de plusieurs centaines de migrants aux catastrophes chimiques, de l’abattage des animaux au réchauffement climatique, et ce, jusqu’à la mémoire de nos origines inscrites dans nos naissances et bafouées jusqu’à la mort, l’ « humain », dans ce recueil, apparaît comme une boîte de Pandore prompte à détruire l’autre, la faune, la flore et la beauté, pour jouir des fruits de son sentiment de toute-puissance. Ce recueil est immense en ce qu’il resserre la parole en des noyaux de sens précis, autour desquels se déploient des analogies denses et une conscience politique sans compromis.

Si, chez Ganz (récemment récompensé par le prix Eugène Schmits de l’Académie royale des langues et littératures belges pour son recueil Du fond d’un puits (Maëlstrom, 2017)), l’œil voit beaucoup, voit à la limite du visible, car « nos terreurs nocturnes / rappel[ent] aux vivants / combien le grouillement / est salutaire à la nuit » , ce fond d’œil est son poste d’observation le plus aiguisé. « C’est juste, parce que nécessaire » affirme Jean Claude Bologne dans la quatrième de couverture ; nous y souscrivons. Car, au fond de l’œil de Ganz, la vie se contracte comme une pupille et s’y concentre en sa pointe, en son point focal.

Charline Lambert