Où l’on goûte avec joie à des fables anarchistes façon Antoine Wauters

Un coup de cœur du Carnet

Antoine WAUTERS, Moi, Marthe et les autres, Verdier, 2018, 80 p., 12,50 € / ePub : 8.99 €, ISBN : 978-2-86432-988-6 ; Antoine WAUTERS, Pense aux pierres sous tes pas, Verdier, 2018, 192 p., 15€ / ePub : 10.99 €, ISBN : 978-2-86432-987-9

Non, Antoine Wauters n’est pas un auteur ordinaire. D’abord, il ne se contente pas de sortir un roman à la fois mais deux, paraissant chez le même éditeur. Ensuite, il ne se contente pas de d’insérer ses fictions dans des genres bien précis – polar, s.f., etc. –  mais il taille sur mesure des costards ultra classe à ses récits « d’anticipation ». Parce que, oui mon cher, le Wauters qu’on connaît et qu’on aime, celui des récits familiaux sensibles, celui à la petite musique perso envoûtante, celui qui écrit en douceur à fleur de peau, s’est mis, à sa façon, à la s.f. !

Pas celle des vaisseaux spatiaux et des pan-pans laser, bien sûr ! Mais celle qui se projette un tout petit peu dans le temps, qui tire des conséquences et des récits de faits et d’événements ayant cours sous nos yeux. Cela donne deux récits, deux fables anarchistes, parlant, chacun à sa manière, de notre temps, des préoccupations de notre temps.


Lire aussi : un extrait de Moi, Marthe et les autres


L’un est tout petit, s’intitule Moi, Marthe et les autres, est composé de 192 paragraphes – je n’ai pas compté : ils sont numérotés – répartis en trois parties, courant sur 72 pages. Est écrit dans une langue ultra elliptique. Pas plus long, ce livre ? Non. Pas besoin : chaque paragraphe est comme une « vignette », ultra compacte, ultra concrète, où tout de « l’intrigue » est dit en quelques mots.

166. Un homme me suit depuis hier, un petit gros. Il se cache quand je me retourne. Je l’attends sur le bord du chemin, faisant du feu. Lorsqu’il surgit de derrière l’arbre, je lui fends le crâne avec une pierre. Ensuite je prends ses bottes, sa chemise XXL, sa bouteille de vin fermenté. Je bois à sa santé.

167. Je bois à la rivière comme une bête mourante, me bouchant les narines pour contrer l’odeur de poiscaille surnageant en surface. Quand je me relève, un type portant une chemise à carreaux et une casquette à large penne me frappe avec une pelle et me jette par terre. C’est un boucher (…)

On s’imagine après la catastrophe. Non pas la nucléaire. Ni celle, cataclysmique, d’après guerre totale et folle ou d’après collision avec machin truc volant géant venu de l’espace. On s’imagine plutôt après l’effondrement sur eux-mêmes de nos systèmes socio-politico-économiques, après la catastrophe écologique – ou quelque chose du genre –, le réchauffement planétaire. Pas d’allusion directe à cela mais c’est ce que j’imagine, Wauters restant dans le flou, se contentant de suivre au plus près la vie, les affres d’une bande, d’une tribu, se tenant au plus près des corps, des désirs sans bornes et sans genres. C’est que, dans le monde de Marthe et des autres, on est en mode survie. Intéresse Wauters cette question : que nous reste-t-il, à nous, humains, humaines, quand tout, organisations sociale, économique et politique, tout ce qui cadre et nous encadre a volé en éclats ? Eh bien, notre humanité, pardi ! En perpétuel devenir. À réinventer dix mille fois par jour. Totalement indéfinissable. Ne se laissant pas saisir. Belle à force d’être libre. Tentant de lire alors ce Moi, Marthe et les autres comme une invitation à faire le tri. À nous débarrasser de ce qui nous force la main. À nous tenir, à la place, au plus près de nos corps, de ce que peuvent nos corps. Comme si nos corps étaient le berceau de notre humanité en somme. Comme si nous avions à rebâtir, à renaître un peu tous les jours en suivant les flux et les désirs de nos corps, en chérissant ceux et celles qui nous sont chères. Parce que, non, on n’est pas seuls au monde. On fait toujours partie d’une bande. Et c’est peut-être ainsi que l’on s’en sortira. Moi, Marthe et les autres ? C’est beau. Cruel. Cru. Sans emphase. Aussi efficace et « poétique » que La jetée de Chris Marker. Aussi marquant que La jetée de Chris Marker.

Même bain anarchiste dans Pense aux pierres sous tes pas, l’autre roman de Wauters, même invitation à s’inventer des libertés, à suivre nos corps et leurs désirs fulgurants qui donnent bon. Si ce n’est que tout ce qui arrive dans Pense aux pierres pourrait littéralement se passer demain ou après-demain ou aurait pu se dérouler avant-hier, tant Wauters colle à notre bel aujourd’hui : on est ici dans un monde où l’État, à grands coups de plan com, pousse à consommer, prétendant que consommer et produire sont nos uniques planches de salut – « There is no alternative » comme avait dit, il y a des plombes maintenant, Maggie T –. L’affaire prenant d’ailleurs de plus en plus de place à mesure que l’on avance dans le récit. Tout commençant « gentiment » pourtant, comme une « simple » chronique familiale : il y a Léo et Marcio, frère et sœur s’aimant comme des fous, dont les corps se rapprochent à mesure qu’ils attrapent du poil au menton et ailleurs, il y a Paps et Mams, les horribles parents, devenant dingues à mesure qu’ils constatent que Léo et Marcio se rapprochent, il y a le travail, pour les mecs, le travail dans les champs, pour les filles, les travaux ménagers. Le TINA n’est alors qu’un décor, une façon de contextualiser l’affaire.


Lire aussi : un extrait de Pense aux pierres sous tes pas


Puis, tandis qu’on pensait être sur des rails, qu’on croyait lire un « simple » roman explorant les limites et les interdits, Wauters explose totalement l’affaire. Fait basculer sa chronique familiale en affaire politique. Non qu’on abandonnerait au passage Léo ou Marcio, Paps ou Mams : Wauters fabrique au cordeau des fictions complexes où tout s’enchaîne, inéluctablement. On suivra jusqu’au bout les trajectoires parallèles de Léo et Marcio, quittant la cellule familiale, se retrouvant chez oncle Zio et tante Madde, dans une autre ferme, dans une autre ambiance, nettement plus bienveillante, mais, ici, ils se frotteront aux raisons d’État, aux impératifs TINA visant à réprimer les corps, à contraindre corps et pensées. Le récit de Wauters prenant alors des allures de fiction collective. De nouveau, on se retrouve en bande. On organise sa vie. On défriche les terres. On cultive des fraises parce qu’on aime les fraises. On agence soi-même sa vie selon comme elle va, selon comme elle vient. Pas d’autre projet politique que celui-ci. Pas d’autre projet que d’être maître de son corps. Maître de sa vie. Parce qu’on est épris de liberté. Parce qu’être libres nous donne bon. Impossible, ici, de ne pas penser à la destruction de la ZAD, à Notre-Dame-des-Landes.

Ça pourrait tourner à « fable naïve ». Mais heureusement non. Wauters est subtil. N’a que faire des discours du genre « nous les bons, eux les méchants ». Sait que la vie, pour persister, a besoin d’arrangements. S’invente au jour le jour autrement qu’à coups de slogans. Pense aux pierres sous tes pas se terminant, alors, de manière ouverte, dans un accommodement provisoire, malgré les morts, les pertes sèches, entre « zadistes » et appareil d’État, Paps et Mams étant aussi des puits d’amour.

Vincent Tholomé