Lisette LOMBÉ, Black words, Arbre à paroles, coll. « IF », 2018, 96 p., 12 €, ISBN : 978-2-87406-656-6
Il est des paroles performatives qui, lancées à la face du monde, font reculer les frontières du pensable et du vivre. Black words nous donne à lire, à ressentir un corps en marche. Un corps poétique branché sur le collectif, sur le politique. Artiste explorant les collages comme objets poétiques, l’écriture, la performance slam, Lisette Lombé livre un round poétique en douze chants rythmés par des collages. La textualité et les images interrogent les conditionnements idéologiques, l’intériorisation des clichés (xénophobes, misogynes, nouvelle armature du politiquement correct…), les survivances du colonialisme, les moutures actuelles d’un postcolonialisme relooké, du patriarcat. Les convoquer, les repérer permet de les dissoudre, de saper leurs soubassements inconscients, leurs ramifications socio-politiques.
Que l’écriture soit une arme afin de briser les chaînes de la domination en ses x formes, chacun des douze textes le manifeste.
« Mais, qu’est-ce que c’est donc un Noir ? Et d’abord, c’est de quelle couleur ? » écrivait Jean Genet en avant-propos des Nègres. De quelle couleur sont les mots ? Comment passer au noir une langue pétrie dans le blanc, corsetée dans le lisse, l’aseptisé ? Le dispositif est tout en efficacité, en rafales électriques et en mots-torpilles. La voix de Lisette Lombé vient du ventre, d’un « non » à l’insupportable ; elle traverse l’espace géographique et le temps, porte en ses entrailles la mémoire des peuples africains, de l’esclavage, des femmes muselées.
Prière militante, « Qui oubliera ? » tisse ses phrases à celles que Patrice Lumumba prononça lors de l’indépendance du Congo.
Qui oubliera ?
Qu’à un Noir, on disait tu…
Non, certes, comme à un ami
Mais parce que le vous, honorable, était réservé aux seuls Blancs
Qui oubliera ?
Laboratoire des mots, des images, des sexes, des corps qui se réapproprient une posture libre, Black words décoche une désobéissance civile langagière, une émeute post-féministe. Les phrases de Lisette Lombé explosent cantate slam de quarks, soulèvent les pierres tombales des stéréotypes, se fichent au cœur des blessures collectives, des identités précaires, morcelées, du désarroi d’une jeunesse en quête d’un autre souffle, d’une autre rive. Le texte « Asma » pose des mots qui dansent sur des non-dits, sur des drames familiaux, « Asma » empoigne des tragédies où trajectoires individuelles et grandes orgues de l’Histoire se rejoignent. Magnifique chant entonné par la mère d’une jeune fille qui a rejoint les rangs du djihad, d’une rappeuse « ayant fait le choix du renversement de la quotidienneté », « Asma » fait prévaloir l’amour sur le jugement, la réconciliation, le pardon sur le bruit des bombes et le rejet.
Je voudrais que ma fille me revienne
Même radicalisée jusqu’à la moëlle
Même fichée, même déchue de tous ses droits
(…) La serrer tout contre moi
Même dans un sac, même dans une boîte
Qu’elle sache qu’elle avait raison
Pour l’inépuisable beauté du monde
Pour l’humanité qui ne renonce en personne
Pour l’amour, pour la révolte
Au nombre des armes pour nous libérer des interdits, un éros politique affamé de transes, un éros a cappella, une poésie de griotte fauve lancée par « une Betty Page postcoloniale / Une Vénus nègre aux lignes extravagantes / Ayant fait exploser / sa ceinture de bananes / à la face de ses anciens maîtres ».
Véronique Bergen