Littérature et faux-semblants

Aliénor DEBROCQ, Le tiers sauvage, Luce Wilquin, 2018, 320p., 21 €, ISBN : 978-2882535528

Après deux recueils de nouvelles chez Quadrature (Cruise Control en 2013, À voie basse en 2017), Aliénor Debrocq se lance avec Le tiers sauvage dans le temps long et de nouvelles eaux, n’hésitant pas à éclabousser quelques-unes de nos certitudes.

Marcus Klein est romancier. À la sortie de son troisième livre, Passer la manche, sa cellule familiale vacille : le voilà contraint de déménager de Paris à Bruxelles pour partager la garde de son fils, Éloi. Souhaitant engager une assistante, son choix se porte sur Clara Clossant. Si la jeune femme a l’air loufoque (ou du moins, aime volontiers se définir comme telle), son vrai dessein ne transparaît pas de prime abord. Aspirante romancière, elle s’agace du succès de celui qu’elle juge écrivaillon sans âme, tout juste bon à faire dégouliner les sentiments et éviter de se mouiller. Elle espère dévoiler la supercherie de sa démarche en l’étudiant de près. À plus forte raison parce qu’après une thèse en histoire de l’art, une tache indélébile sur le corps et l’esprit et un voyage de rédemption en Asie, la littérature semble tout ce qui reste à Clara à l’agitation intérieure perpétuelle. Un ultime repère auquel visser ses convictions autant qu’une singularité qui lui procure un sentiment avoué mais réprimé de supériorité. Dans son appartement navrant et punitif avec vue sur viaduc, Sophie Calle, Annie Ernaux et Virginia Woolf sont plus volontiers ses compagnes de chevet que les êtres tangibles qu’elle côtoie peu.
Commence alors un chassé-croisé de dupes entre l’auteur en perte de repères et son assistante en quête de reconnaissance. De la dénonciatrice ou son sujet d’études, qui va pouvoir tirer son épingle du jeu ? Y a-t-il place pour de la romance dans un roman engagé ? Sommes-nous prêts pour l’empathie ? Doit-on laisser transparaître de soi dans ses écrits ? Autant de questions qu’Aliénor Debrocq insuffle tantôt avec sérieux et références (Sand et Musset s’invitent, Matthias Énard et ses éléphants veillent… « Aucune page n’est plus vierge, tout est recyclage, récupération, citation possible ») tantôt avec le zeste adéquat de drôlerie dans son millefeuille architecturé où se côtoient extraits de journaux et de romans en cours, entretiens critiques et fragments de récits tant à la première qu’à la deuxième et troisième personne. Comme une façon, peut-être, de perdre à dessein le lecteur dans un labyrinthe déformant les genres et de rendre aussi mouvante que les dunes du littoral du Nord visité par Marcus et Clara la frontière entre fiction et réalité.

Roman d’espionnage laissant transpirer ses sentiments, expérience d’admiration littéraire en miroirs ou encore récit psychologique sujet aux apparitions, l’autrice a l’audace de ne pas vouloir trancher. Libre à vous donc d’apposer sur Le tiers sauvage une étiquette ou plusieurs, mais nous vous conseillons plutôt de vous laisser joyeusement mener en bateau. À la manière de son héroïne, l’autrice pourrait s’attribuer ces quelques phrases, en guise de manifeste :

Je veux écrire une ode au doute. Je veux écrire l’incertitude, le mystère et le flou. Qu’entre les lignes transparaisse toute la magie de qui nous sommes. Des êtres profondément insatisfaits. Je veux dire notre irrémédiable intranquillité, qui constitue notre force et notre beauté. La seule de notre humanité, sans doute.

Anne-Lise Remacle