L’aphorisme est l’À faux rythme de l’écrivain

Michel DELHALLE, Belgique, terre d’aphorismes, Cactus Inébranlable, 2018, 300 p., 17€, ISBN : 978-2-930659-77-0

Belgique, terre d’aphorismes est l’aboutissement d’un travail d’archéologue, d’orpailleur, d’archiviste littéraire. Pendant de nombreuses années, Michel Delhalle a exploré le champ de fouilles des Lettres belges en quête de trésors de l’esprit nommés aphorismes et classé scrupuleusement ces objets littéraires (parfois, souvent ?) non identifiés. Le but ? Double : les réhabiliter en tant que mode d’expression à part entière ; en démocratiser la compréhension et l’accès.

« L’aphorisme, c’est un texte qui s’arrête avant qu’il ne soit trop tard. » (Jean-Philippe Querton).

Valoriser, sensibiliser et propager ! L’idée du projet mérite d’être soulignée avec un fil tressé de paillettes d’or : réunir un art marginalisé et l’Art en général, rapprocher l’art et la vie, le public et la littérature, en permettant au premier de s’approprier davantage sa propre langue.

« Le jour où je devrai mettre de l’eau dans mon vin, je prendrai un verre de bière. » (Luc Baba).

Ce livre est aussi un bel instrument pédagogique qui décortique l’aphorisme en creusant sa définition, en le resituant par rapport à ses cousins (maximes, proverbes…), qui permet à un lecteur mais aussi à un aspirant-aphoriste de poursuivre le voyage en compagnie des revues spécialisées, d’ouvrages théoriques, de quelques œuvres référentielles.

« Pourquoi les morts ne vivraient-ils pas ? Les vivants meurent bien. » (André Balthazar).

L’ouvrage est engagé : il vise à modifier la perception, erronée, d’un  phénomène. Tâche ardue ! L’aphorisme, pour des raisons historiques ou propres à sa richesse sémantique, essuie un rejet fréquent de la part des élites lettrées ET du grand public. Les premières le restreignent à une de ses acceptions, les sentences graves, intellectuelles, éducatives et moralisatrices, à « l’esprit de sérieux » dont parlait Nietzsche ; elles en rejettent de facto une part essentielle, les sèmes ludique/poétique/spirituel/surréaliste/humoristique/ironique, ravalés aux marges du populacier et du bas niveau d’expression. Le second l’associe à l’élitisme et au dédain des intellectuels, le vocable paraissant renvoyer à la notion de « citation », cache-sexe de la discrimination culturelle et de la hiérarchie sociale.

« La naissance est une condamnation à mort. » (Roger Avau).

L’aphorisme, trop humain ou pas assez ?

« Avant de te laver les mains, assure-toi que le savon est propre. » (Paul Dewalhens).

L’engagement se manifeste aussi dans la volonté d’établir (de révéler ?) un lien intime et direct entre la culture aphoristique et la culture belge, l’aphorisme s’érigeant en émanation de l’identité surréaliste qui donne tant de relief à notre plat pays. Raison pour laquelle la sélection puise dans un spectre large (plus de trois cents auteurs, la plupart accompagnés de huit de leurs créations), jusqu’à sortir du domaine strictement littéraire : des poètes et des essayistes, soit, mais aussi des humoristes, des chanteurs, des bloggeurs… Autrement dit, la littérature n’appartiendrait pas qu’aux littéraires, l’aphorisme qu’aux aphoristes, la pensée qu’aux penseurs, l’esprit qu’aux intellectuels. Il en irait d’un art partagé par tous les maillons de la chaîne de l’expression, voire par une société entière.

« Je suis quelqu’un de très tolérant. Je m’accepte moi-même. » (Arno).

In fine, l’aphorisme, qu’est-ce vraiment ? « L’art d’exprimer en peu de mots une phrase qui constitue un tout », « la formulation d’un condensé qui peut s’avérer drôle, poétique, absurde, violent, contestataire… » ? Et l’aphoriste ? Un artiste de la forme brève et quintessenciée ?

« L’homme et la femme ne se pardonnent pas de s’être nécessaires. » (Louis Dubrau).

Un bémol ! L’ambition initiale s’embourbe dans quelques impasses. À force de dés-intellectualiser l’aphorisme, on finit par le priver d’intelligence. À force de trop valoriser la forme, on dévalorise le contenu. À force de chercher de l’aphorisme partout, on peut l’égarer, le confondant avec le jeu de mot, le trait d’esprit ou la boutade : « Comme c’est étanche » (Éric Durnez), « Les vieux sont des jeunes qui ont vieilli » (Jean-Luc Fonck), « Cette jeune femme était un volcan éteint » (Jean Avijl). Au risque de confiner l’aphorisme à une contre-culture, à un détournement/divertissement (littéraire) qui prévaut déjà excessivement dans la société. Au risque de réduire l’art au jeu, l’aphorisme au slogan.  

Julien-Paul Remy et Philippe Remy-Wilkin