Christophe GHISLAIN, Sam, Albin Michel, 2019, 391 p., 21,50 € / ePub : 14,99 €, ISBN : 978-2-226-43619-1
Il y a des mots que l’on peine à trouver. Ceux dont on croit qu’ils n’existent plus. Dans un de ses poèmes Walt Whitman évoquait un dictionnaire des mots inaccessibles ; aujourd’hui j’y cherche ceux pour te parler. Ça commencerait par Sam et ne serait suivi d’aucune virgule, ça fuserait, ça serait cinglant, plus affûté qu’une lame d’acier et aussi droit et clair.
Sam, c’est le récit livré par Jerry, un trentenaire qu’un beau matin d’octobre Sam, sa compagne, a planté là, sans mot dire. Frappé de plein fouet par ce départ, il doit faire face au manque, vivre avec lui ; tout comme son fils, Tobias. Un tête-à-tête avec un fiston de cinq ans qui les laisse seuls, en prise avec l’absence. Jusqu’au jour où il décide de tout plaquer, saute dans sa Honda déglinguée et file chercher son petit : « Tobias s’est approché. A vu les sacs sur la banquette arrière et a demandé On va où ? Je lui ai répondu : On va chercher maman. ». Destination : « Sluttenavverden », le toponyme livré par Sam lors de son premier et dernier coup de fil, là où elle est allée. « Slutten av verden », le bout du monde. Débute alors un long voyage, un périple sans fin dans les fjords, les rivières glacées, sur les sols fragiles glacés, dans les tourbillons enneigés, les plaines de la toundra.
Une trame narrative qui s’émaillera de personnages divers et profonds aux accents surréalistes. Parmi lesquels Walt Whitman, le vieux cinglé, le trappeur, le poète, le père sans famille, le tueur d’ours, le compagnon d’aventure qui, à sa manière, participera à transformer ces êtres esseulés en sorte de triade symbolique, « l’enfant, l’homme, le poète ».
Christophe Ghislain nous offre un road-movie poétique où fantaisie et réalisme se côtoient, où les personnages se découvrent, se racontent, dans une quête initiatique, se créent ou se recréent une histoire. Comme le souligne le personnage principal :
Je n’ai pas relevé les incohérences, les failles, dans l’histoire de Whitman. Il s’agissait de la sienne. Il pouvait en raconter ce qu’il voulait, c’était son droit. J’en fais autant de la mienne. Nous le faisons tous.
Jerry tient les commandes de la narration et de ses péripéties, il nous fait voyager par le biais d’une ardente puissance évocatrice des images, un débit rapide, cadencé, empreint d’émotions et avec une langue vertigineuse qui plonge au cœur de l’immensité des âpres steppes lapones comme aux tréfonds du manque, des failles, de l’amour perdu.
Jour après jour les jours grandissent et deviennent interminables et réduisent les nuits à peau de chagrin, peau de que dalle, au vague souvenir d’un rêve que nous ne rêvons plus, faute de pouvoir ; quand il n’y a plus ni d’étoiles ni de lune on se contente de rêver debout, on fait avec, et bientôt on ne fait plus. On garde les yeux grand ouverts et on court à fond de train pour aller s’écraser contre les parois de son propre crâne. L’antre dont on ne s’évade plus.
Sous la plume de l’auteur, résonnent Jim Harrison, Jack London, le goéland de Richard Bach, Herman Melville, Ernest Hemingway et, évidemment, Jack Kerouac ; des amoureux des grands espaces, des raconteurs d’aventures, des chantres de la liberté, des influences qui alimentent la réflexion existentielle, que l’on croise dans les méandres de cette route arpentée par ce paternel, qui participent à la construction de ce Sam et de ce qu’il représente.
J’étais allé au bout du monde et au-delà, où il n’y avait plus rien que la douleur et la peine et la fatigue. J’avais marché plus loin que mes jambes pouvaient me porter – elles que je traînais derrière moi, le buste penché en avant. J’avais été jusqu’où l’on ne va pas, où il n’y plus de lieu, où l’on ne foule que soi-même et le vide et ses propres pensées. Où il ne reste rien. La lumière et les mouches. Partout autour le néant se répandait, inexorable. […]
Je marchais sans plus vraiment savoir pourquoi. J’étais allé au-delà de moi-même, avais franchi mes propres limites, au-delà desquelles je continuais d’aller non par espoir mais parce que trop de chemin avait été parcouru. Avancer était la dernière chose que je puisse encore faire. Je ne parvenais plus à imaginer une autre réalité que cette marche acharnée vers l’avant.
Dans son premier roman – La colère du rhinocéros –, Christophe Ghislain abordait déjà le thème de la paternité sous l’angle d’un jeune homme partant en quête de son père. Avec ce nouvel opus, l’auteur décline cette thématique par une saisissante introspection au cœur de ce rôle, interroge les arcanes de l’amour, le sens de l’existence. Un cheminement, une prise de conscience qui délaisse l’absurde et pourrait se résumer par ces propos camusiens : « Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible ».
Sarah Béarelle