« Mais comment peut-on être artiste ? »

Léon WUIDAR, Mémoires d’un peintre liégeois, 1945-1980, Préface de Xavier Canonne, Perron, 2018, 144 p., 30 €, ISBN : 978-2-87114-260-7

De la même manière que Montesquieu interrogeait l’altérité dans ses Lettres persanes, pour mieux faire saisir qu’il n’y a pas anomalie mais différence, ouverture au monde plutôt que repli sur soi, ainsi pourrait-on retenir entre nos doigts le fil rouge que tend l’artiste Léon Wuidar (Liège, 1938) dans ses Mémoires d’un peintre liégeois.

Élevé, comme il le dit lui-même, « dans le silence d’un milieu familial, scolaire et social peu porté sur les questions esthétiques », le jeune Wuidar devient par la suite professeur de dessin, puis au milieu des années 1970, d’arts graphiques à l’Académie des Beaux-Arts de Liège – tout en cherchant en parallèle son propre chemin artistique. Et c’est probablement ce qui frappe immédiatement le lecteur dans ces mémoires, qui ne couvrent que les quarante premières années de la vie de Wuidar : l’étonnement discret, le regard presque incrédule que l’auteur porte sur l’artiste qu’il est lui-même devenu.

Angles et bocaux de verre

C’est donc le livre d’un apprentissage qui s’ouvre devant nous, porté par une écriture souvent distanciée – celle de l’observateur minutieux qu’il est déjà, très tôt –, écriture que des instantanés de la vie familiale, puis de l’adolescence, viennent scander d’un rythme sensible parfois plus soutenu. Atmosphère un peu pesante de la rue Neuvice au cœur de Liège, où se tenait la petite maison vieillotte de ses parents – et qui abrite aujourd’hui, heureuse coïncidence, le dynamique Comptoir du Livre. Couleurs ternes, grisâtres, de l’après-guerre et des timbres de ravitaillement. Premières sensations d’enfant devant un angle d’architecture, premiers regards du futur dessinateur sur un magasin de bonbons, où sont alignés des bocaux en verre de toutes formes : « Indifférent à ces douceurs, c’est l’ambiance du lieu qui m’impressionne, un lieu si calme sous un faible éclairage. »

Le jeune Wuidar ne sait pas encore qui il sera, mais, intéressé par le dessin et la lecture, il est attentif également aux lettres et aux chiffres qui servent de code sur les boîtes du magasin familial : un alphabet secret avec lequel il continue de jongler encore aujourd’hui. La beauté d’un dessin géométrique s’impose à lui, par l’intermédiaire d’un maître d’école qui dessine une forme au tableau, rectangle vertical divisé par une diagonale, doubles lignes et parallèles. L’enfant de douze ans copie ce modèle simple, et découvre, ébahi, « un vif plaisir, le bonheur même, l’impression d’atteindre quelque chose qui est de l’ordre de la grâce. »

Le rôle de l’A.P.I.A.W. à Liège

Ce  grand moment d’émotion sera décisif. Léon Wuidar va parcourir dans les années suivantes le monde des arts plastiques de l’après-guerre, et singulièrement celui de l’abstraction, sans plus aucune référence figurative. À Liège, les activités artistiques qui ne relèvent pas de la banale décoration murale émanent de l’A.P.I.A.W. (Association pour le progrès intellectuel et artistique de la Wallonie), qui organise depuis 1945 des expositions d’artistes, modernes ou d’avant-garde. Le Wuidar d’aujourd’hui rend hommage à ses animateurs, l’industriel Fernand Graindorge (qui fera don d’une partie de sa collection au Musée des Beaux-Arts), le biochimiste Marcel Florkin, le critique d’art Léon Koenig (frère de Théodore Koenig, cofondateur de la revue Phantomas), le négociant en tabac Ernest van Zuylen, le peintre Edgar Scauflaire, et quelques autres encore. Tous amateurs d’art, tous collectionneurs, ils vont faire lever un vent nouveau sur la provinciale Cité ardente, encourager contre vents et marées de nombreux artistes modernistes de la région, et ouvrir les yeux du jeune Léon Wuidar. Il apprend à regarder des artistes belges aussi différents que Magritte, Delvaux, René Guiette, Gaston Bertrand, les liégeois Henri-Jean Closon, Jean Rets, Jean Donnay, Auguste Mambour, et les œuvres de grands noms, Picasso, Matisse, Léger, Arp, Magnelli, Poliakoff, Ernst.

Comment peut-on être artiste, quand on regarde d’où l’on vient ? Léon Wuidar n’a pas de réponse simple ou originale à cette question complexe, et son livre, précieux témoignage sur la vie artistique des années 1950 à 1980 (date de l’assoupissement de l’A.P.I.A.W.), démontre que son itinéraire est jalonné de rencontres, de circonstances, certes, mais aussi de persévérance, de constance, et d’ouverture. Il ne serait pas lui-même sans avoir admiré le travail des graphistes Julian Key, Lucien De Roeck, Jacques Richez, Michel Olyff, ou le très oublié Maurice Mathy… ni celui des architectes Charles Vandenhove et Claude Strebelle, avec lesquels il a collaboré. Depuis de nombreuses années, l’œuvre artistique de Wuidar est reconnue et saluée. Il siège dans la Classe des Arts de l’Académie royale de Belgique, et expose à Bruxelles et Londres, dans des galeries réputées. Il marque quelque agacement lorsqu’on dit qu’il pratique l’abstraction géométrique. Pourtant, ce n’est pas inexact, et il y a autant de peintres abstraits différents que de peintres cubistes ou surréalistes différents, au sein d’un même mouvement. Alors, comment peut-on être artiste ? On retiendra cette réflexion, qui en vaut bien d’autres : « Quand je lui tourne le dos, quand je suis ailleurs, le tableau est toujours présent dans ma tête, il y rayonne tout autant. »  

Pierre Malherbe