Antoine WAUTERS, L’enfant des ravines, Maelström, coll. « Bookleg », 2019, 40 p., 3 €, ISBN : 978-2-87505-332-9
Dans l’œuvre d’Antoine Wauters, l’enfance s’avance comme un pays que l’on retrouve par l’écriture. Terreau magique, univers qu’on porte en soi, entre l’écho de sa perte et la musique de sa persistance, l’enfance en vient à se confondre avec la fiction. L’une et l’autre construisent un monde imaginaire, peuplé de doubles, de prolongements, d’avatars de soi. L’une et l’autre se tiennent à l’écart de la société, de ses lois, de sa logique, de ses contraintes. Éblouissant caillou textuel forgé par un frère du Petit Poucet, L’enfant des ravines (deuxième bookleg d’Antoine Wauters, après Debout sur la langue) déplie une jeunesse dans un village des Ardennes, un monde de jeux, d’odeurs, de sensations qui constitue le lieu mental, organique à partir duquel l’écriture surgit. « J’ai vécu jusqu’à mes dix-huit ans dans un petit village d’Ardenne où mon imagination se trouve, encore aujourd’hui. Que je le veuille ou non, tout ce que j’écris vient de là ».
Contemplation fascinée des vaches, attraction et peur que suscite la ferme de Jacques Martin, l’asthme qui apparaît dès le premier jour d’école, terreur d’être soi, sentiment de liquéfaction, d’absence, invention de personnages imaginaires, d’incarnations multiples qui permettent de sortir d’un impossible soi… Les dédoublements, le lancer dans le monde de créatures qui courent, remportent des victoires à la place du narrateur constituent des cristallisations de proto-écriture, une fiction en acte avant la fiction langagière. Avant d’être gravé dans les mots écrits, de passer dans le silo du verbe, l’imaginaire est vécu, incorporé dans l’existence quotidienne afin de la rendre viable. Bien avant que l’adulte ne crée des personnages de papier, des tribus de voix traversent l’enfant, une symphonie de personnages qui font barrage à « la tyrannie du même ».
Je compris que parler, d’une certaine manière c’était se séparer de soi, de la vie et des autres. S’il me donnait naissance comme sujet, le langage me plaçait également à tout jamais en spectateur de moi-même, né pour la mort.
L’œuvre actuelle apparaît comme le fruit, comme la prolongation des jeux sérieux d’une enfance placée sous le signe de la joie, du doute aussi quant à l’identité subjective. La tentation de se tuer suivie d’une volte-face marque la fin de l’enfance.
Le réel ne se traverse qu’avec le radeau de l’imaginaire, qu’à l’aide de la puissance des vocables qui brise le règne de la tautologie. Description d’une époque où une certaine lenteur, une certaine innocence étaient chargées d’une vitesse intensive plus grande que la loi de l’accélération vide scellée par les années 1980, L’enfant des ravines descend dans la part sauvage, boueuse, moussue, granitique de l’écriture et ausculte avec nostalgie la perte de ce grand corps d’enfance unissant le narrateur à son frère, ses parents, les ravines, les sous-bois. Qu’est devenu, où est passé l’enfant qui refermait son poing sur un silex, qui se lavait « des mots que l’école [lui] flanque dans le crâne » en retrouvant les ravines ? Certains écrivains détiennent un secret d’alchimiste : pouvoir transmuer des blocs d’enfance dans la pâte de l’écriture, faire monter à bord des mots une enfance, un jadis à jamais contemporains du présent. Antoine Wauters appartient à cette confrérie.
Véronique Bergen