Cinéma on ice et skate-writing

Jean-Philippe TOUSSAINT, La patinoire, Impressions Nouvelles, 140 p., 18 €, ISBN : 978-2-87449-668-4 

Passer de l’écriture de romans à la réalisation de film, de la photographie à l’art conceptuel  exige un art virtuose du patinage. Romancier (La salle de bain, Monsieur, La télévision, Faire l’amour, Nue, Football, Made in China, tous au Éditions de Minuit…), réalisateur, photographe, artiste conceptuel, Jean-Philippe Toussaint met en abyme sa pratique des arts dans le film La patinoire (1999) dont les Impressions Nouvelles édite le texte. Résultat d’une refonte de diverses versions du scénario, ce ciné-roman, accompagné d’un cahier de photos, d’une postface de Laurent Demoulin et d’un dossier de presse, explore le motif du film dans le film. Hommage au septième art, La patinoire accomplit sous une veine comique tenant aussi bien de Jacques Tati, de Buster Keaton que de Chaplin ce qu’Escher poursuit graphiquement, à savoir un enchâssement d’un film (Dolores) dans un film (La patinoire). À la main qui dessine une main qui dessine d’Escher répond ici un cinéma au carré, un film qui parle d’un film en train de se tourner, un film doté d’un exposant x, manière de suggérer que l’une des définitions possibles du cinéma est celle d’un hoquet-hockey sur un terrain glissant parsemé de peaux de banane.

Ayant pour cadre une patinoire sur laquelle évoluent avec aisance les joueurs lituaniens d’une équipe de hockey, avec maladresse le metteur en scène, les acteurs, les techniciens, la narration déroule une intrigue loufoque, entre clins d’œil à La ricotta de Pasolini, jeux d’intertextualités et exploration d’une large gamme de comiques en situation. La glace métaphorise l’univers du cinéma. Sur la glace, seuls les athlètes du mohawk, de l’axel et autres pas ou sauts de la grammaire du patinage sont à l’aise tandis que les profanes peinent à tenir debout, à se déplacer sur une surface glissante. La chute, le dérapage, l’imprévu, la démesure sont l’essence du cinéma que Jean-Philippe Toussaint capte sous l’angle du cocasse, du burlesque. La mise en abyme, la structure-gigogne s’emporte dans le vertige : à l’humour dans le sillage de Charlie Chaplin répond Dolores Chaplin, la petite-fille de Charlie Chaplin, l’actrice qui incarne Sarah afin de jouer… Dolores ; un jeu de doubles s’instaure entre l’acteur Tom Novembre et Jean-Philippe Toussaint ; une reconstitution d’une peinture de Poussin a lieu dans les studios de la Cinecittà…

 

Pour Jean-Philippe Toussaint, l’intéressant surgit à l’intersection de la maîtrise et du dérapage, lorsque la glace menace de craquer, de céder sous le poids de la vie. C’est au travers du miroir grossissant des aléas, des gags, du ridicule, du caricatural que la comédie de la vie délivre son sel. Savamment distillée au travers des propos tenus par le metteur en scène, la poétique de Jean-Philippe Toussaint s’enroule autour des blancs, du silence, de ce qui échappe à jamais au dire et au voir.

« Vous avez peut-être lu mes livres (…) si vous les ouvrez, je ne sais pas si vous avez eu la curiosité de les ouvrir, on voit tout de suite qu’il y a beaucoup de blancs, il y a des blancs entre chaque paragraphe, c’est très visuel, cela se voit tout de suite. Eh, bien j’attache beaucoup d’importance à ces blancs. Il me semble que beaucoup de choses se passent dans ces blancs ». Aux blancs qui trouent la logique, la pâte de l’existence fait écho le miroir blanc de la patinoire. Scénariste de l’adaptation de son roman La salle de bain, réalisateur de Monsieur tiré de son roman éponyme, de La Sévillane (d’après son roman L’appareil-photo), de Trois fragments de « Fuir », Jean-Philippe Toussaint pratique le langage romanesque et filmique comme slalom dans le skate-writing

Véronique Bergen