On n’a que le plaisir qu’on se donne

Éric DEJAEGER et John F. ELLYTON, Un Orval des ors vaut, Cactus inébranlable, 2019, 126 p., 15 €, ISBN : 978-2-930659-91-6

À l’abbaye d’Orval, quelques 26664 bouteilles (soit 1111 casiers) de bière, à peine chargées sur le camion prêt à partir à destination de la France, sont dérobées lors d’un braquage expéditif. Deux moines restent sur le carreau. Un groupe terroriste revendique l’attaque, au nom de la soif des Belges : les fréquentes pénuries de la précieuse trappiste, dues à l’indécrottable refus des moines d’augmenter leur production, leur semblent un motif suffisant pour empêcher que la moindre goutte de leur breuvage favori quitte le territoire.

Ezéchiel Lesoudeur, dit « le Morgazh », dans son café-restaurant habituel parisien, découvre la nouvelle et s’en émeut au point de se lancer dans l’enquête. Il ne sera pas dit qu’on le privera d’Orval. Julio, son vieux complice, lui fournit les papiers d’un policier français mort, une arme, et le voilà parti en train vers le Luxembourg, Arlon, puis la Gaume en R5, à la recherches des 1111 casiers escamotés. Le Morgazh, pas farouche, se frottera aux Cisterciens, boira des Orval, règlera en nature ses notes à des filles fuselées qui ont du tempérament, boira des Orval, se fera rouster par des contrebandiers vigoureux planquant de la bière dans des ours en peluche, boira des Orval, tentera d’échapper à son vieil ennemi Chibrat, boira des Orval, suivra des traces de pneus de camion dans la gomme desquels le père Orez a gravé des crucifix anti-pluie, et reprendra bien un petit Orval entre deux claques au fil de cette épopée-bouffe-terroir allégrement cinglée.

C’est que les deux auteurs ne sont pas des débutants de la fiesta littéraires. Éric Dejaeger est un des joueurs titulaires de l’équipe loufoque du Cactus Inébranlable (Maigros se marie, Un privé à bas bilan, Le petit Jésus et la vie sexuelle des poètes, etc) : sa verve jubilatoire, son appétit d’hommages gouleyants et de pastiches dingues constituent l’ADN de la maison. John F. Ellyton, n’est pas non plus un débutant, bien que nouvellement arrivé au Cactus (où il avait publié Galop décès en 2012). Dans Un Orval des ors vaut, ils se lancent en équipe (et l’on imagine sans peine l’ambiance des nuits de travail) dans un Poulpe (« morgazh », en breton) qui respecte le cahier des charges de Jean-Bernard Pouy (calembour initial, structure invariable du récit, personnages récurrents) mais à la sauce pimentée des deux comparses. Parce qu’un jeu nécessite des règles, et que des règles appellent la transgression.

C’est dans cet espace dynamique de respect et de liberté que nos auteurs convient les lecteurs, dans leur festival langagier, sous leur tonnelle de mots rigolards et d’éclats de voix. Derrière le bar, aux pompes poétiques, ils tirent de longs filets de gouaille et d’érudition potache, de contre-pop culture, de littérature pour de rire, mais toujours tendue, prête pour le coït. On y est bien, sous cette tonnelle. On y côtoie Marcel Gotlib qui trinque avec Raymond Queneau, San-Antonio chantant avec Jean-Pierre Verheggen, tandis que Rabelais recommande une tournée d’avance. Alors que les Lettres se drapent souvent de Majuscules quand elles s’admirent dans les grands miroirs, il est bon qu’existent des éditeurs et des écrivains qui ne se prennent pas au sérieux et qui, avec la légèreté d’une trappiste cotée modestement à 6,2°, dessinent de fines moustaches sur les portraits austères.

Nicolas Marchal