Christine VAN ACKER, Je vous regarde partir. Poèmes, Arbre à paroles, 2019, 66 p., 12 €, ISBN : 978-2-87406-680-1
On le sait, les femmes écrivains accordent une attention éminente à la relation entre l’enfant qu’elles furent et leurs parents, leur mère en particulier. Cette remémoration peut prendre diverses tournures, généralement plus proches de la récrimination que de l’idéalisation. Christine Van Acker, quant à elle, adopte une position tout en nuances, combinant le reproche et la tendresse, l’apitoiement et la perplexité, la souffrance et la joie de vivre. Plutôt que la formule du récit, elle a choisi celle du recueil de poèmes, plus libre, plus fragmentaire, non sans analogies avec le journal intime – un journal inspiré en l’occurrence non par les faits actuels, mais par le souvenir des faits passés, de l’enfance de l’héroïne à la mort de ses parents. Je vous regarde partir, toutefois, présente une structure non pas diariste mais ternaire et dyschronique. En effet, jusqu’à la p. 17, les poèmes évoquent le grand Départ et le deuil qui s’ensuit. Des pages 18 à 40, on assiste à un retour en arrière vers l’époque de l’enfance. La dernière partie, enfin, cible la période du vieillissement et de l’agonie. Cette tripartition non linéaire montre clairement que, en matière de questionnement autobiographique, la recherche du sens est de nature foncièrement rétrospective : c’est après-coup seulement que, l’irrémédiable étant advenu, le sujet peut procéder à une tentative de bilan mémoriel et affectif, où la vie cède le pas au vécu. « Vous emporterez avec vous / ce qui nous regarde / et ne vous appartenait pas ».
La mère, au fil des poèmes, apparait une femme modeste, confinée aux tâches ménagères, à la répétition quotidienne des mêmes gestes. Elle est surtout une infirme de la parole et de l’écrit : « tu signes d’une croix », « ta bouche écorche les mots ». Ainsi se rattache-t-elle à toute une lignée, avec cette grand-mère qui « patoisait en toutes langues » et « qu’on disait idiote / faute de belle parlotte », cette arrière-grand-mère prénommée Lorenza, toutes ces « femmes de petits intérieurs » qui composent un matriarcat aussi discret que fort, une communauté que marquent comme autant d’emblèmes la préparation des repas, le nettoyage, l’insistance sur les linges et les étoffes : serviette hygiénique, tablier, torchon, chiffon, tricot, pattemouille, mouchoir, drap, linceul.
S’il n’est pas davantage éloquent, le père guide sa fillette dans l’art magique de la lecture, qui ne tarde pas à la passionner. C’est ainsi que, peu à peu, l’écart se creuse entre l’enfant qui conquiert le langage verbal et des géniteurs qui le maitrisent mal, de sorte que s’accumulent les non-dits, épinglés dans le refrain maternel « il ne faut pas parler de ça » ou dans les vers « je vous regarde marcher / les débris de mon enfance / un gravier / vous ferait le même effet ». Le motif de la parole parentale défaillante imprègne le recueil tout entier, source de frustration et de reproche, mais sans aller jusqu’au vindicatif : le style est plutôt aigre-doux, jamais acerbe, évitant avec soin d’appuyer trop sur les points sensibles.
Devenue adulte, l’héroïne devenue écrivaine assiste à l’inexorable vieillissement de ses deux parents. « Combien de journées / vous reste-t-il / les mains sur la rampe / en descentes prudentes / en lentes remontées ? » Mais là ne s’arrête pas le travail mental de l’accompagnement filial. « Nous vous retenons / sans savoir pourquoi », « nous en voulons plus / de vous / de notre secret / caché au fond de vos reins ». De ceux qui vont bientôt mourir, le « je » s’obstine donc à espérer quelque révélation – sur le sens qu’ils donnent à leur vie finissante, et surtout au fait d’avoir donné la vie. Mais elle sait que cet espoir est vain, qu’ils ne sont pas à même de prononcer de telles paroles. Dès lors, il ne resterait plus qu’à faire preuve de fatalisme, accepter de vivre définitivement dans le manque : « je vous laisse partir / à la pointe de votre disparition ». Mais l’auteure ne veut pas se contenter de cette belle sérénité. En témoigne cette banane dont le vieux père abandonne la pelure, après quoi « en bonne forme, nous pouvons alors assister à l’enterrement de ce qui reste de ma mère ». Quant à sa mort à lui, elle est tournée en dérision par le truchement d’une comptine : « à dada / mon papa / il est tombé dans le fossé / mort et enterré ». Bref, les propos tenus dans ces pages sont profondément ambivalents, combinant la tendresse et la rancune, laissant béantes maintes questions névralgiques. « Avec moi / elles laissent naître l’enfant » conclut la dernière page, répondant à l’épigraphe initiale : « naître, qu’est-ce ? – Échouer sur un bas-fond » (Marina Tsvetaïeva).
Daniel Laroche