Amélie Nothomb apocryphe

Amélie NOTHOMB, Soif, Albin Michel, 2019, 160 p., 17.90 € / ePub : 12.99 €, ISBN : 978-2-226-44388-5

Amélie Nothomb Soif Albin MichelPour sa vingt-huitième rentrée littéraire, Amélie Nothomb revient avec un roman au titre minimaliste : Soif. Elle y raconte les derniers jours de Jésus, à la première personne.

Dans ses écrits autobiographiques, Nothomb révèle la place singulière que Jésus occupe dans sa vie, depuis la toute petite enfance. Figure d’identification, avec qui elle se sent « une connivence profonde […], car [elle] étai[t] sûre de comprendre la révolte qui l’animait » (Métaphysique des tubes, 2000), Jésus est aussi un modèle :

Récapitulons : petite je voulais devenir Dieu. Très vite, je compris que c’était trop demander et je mis un peu d’eau bénite dans mon vin de messe : je serais Jésus. (Stupeur et tremblements, 1999)

Il y avait donc quelque chose de logique, sinon d’inévitable, à ce que la romancière lui consacre un livre. Et appelle ledit livre Soif, elle qui s’est racontée elle-même dans une Biographie de la faim. Le roman se concentre sur les derniers jours de Jésus et fait de lui le narrateur de sa propre histoire.

Histoire archiconnue. Et Nothomb n’est pas le Tarantino de Once upon a time in Hollywood : elle ne distord pas les faits. Sans craindre de spoiler, on peut donc dire que Soif s’achemine vers une mort par crucifixion et une résurrection de son héros…

« L’avantage de cette certitude, c’est que je peux accorder mon attention à ce qui le mérite : les détails », dit Jésus au début du roman. Et c’est en effet tout d’abord par le biais du ténu, de l’anecdotique, que Soif échappe à la simple redite et se mue en un vrai et beau roman. La boue sur les pieds de Jésus quand il doit trainer sa croix, l’opinion des mariés de Cana sur le vin miraculeux servi à la fin de leur repas de noces, la relation amoureuse entre Jésus et Marie-Madeleine, les raisons qui ont poussé un dénommé Simon de Cyrène, qui passait là par hasard, à aider un parfait inconnu à porter sa pesante croix : détails que tout cela, sans doute, mais qui soudain donnent sens et épaisseur à l’Histoire. Avec le surcroit d’âme que confère l’écriture à la première personne, en « caméra subjective », Soif raconte les marges, ce qui échappe par essence aux évangiles canoniques. Quitte à offrir au héros-narrateur un sursis de quelques heures entre sa condamnation et son exécution, bulle temporelle nécessaire à son récit : « La nuit d’où j’écris n’existe pas. Les Évangiles sont formels ».

 

 

Ces « détails », que Nothomb glisse dans les silences des textes évangéliques, ont pour la plupart un point commun : leur dimension concrète, corporelle. Le corps, l’incarnation, est précisément ce qui différencie Jésus de Dieu son père. Et ce qui fonde la critique de la religion chrétienne au cœur de Soif. Dans la crucifixion programmée par Dieu (il envoie son fils sur terre pour y mourir) et acceptée par Jésus, Nothomb voit avant tout un mépris du corps. D’où deux questions : 1°comment cet acte de mépris est-il censé racheter les péchés de l’Humanité ? ; 2°comment la crucifixion pourrait-elle être compatible avec le précepte « Aimez-vous les uns les autres comme Dieu vous aime » ? Sur le plan intellectuel et théologique, l’autrice interroge, avec logique et pertinence, une longue tradition religieuse de haine du corps, qui a notamment débouché sur la glorification du martyre. Sur le plan littéraire, elle réussit le tour de force de faire passer sa critique du christianisme par la voix de Jésus, narrateur de sa propre histoire, sans décrédibiliser son personnage ni sombrer dans le roman à thèse. 

Le personnage est lui-même fondamentalement incarné, humain – même si son ascendance divine n’est jamais mise en doute. Au-delà des questions de doctrines religieuses, son propos est aussi celui d’un sage : sa mort imminente et attendue lui donne la lucidité et le recul nécessaires pour poser un regard avisé sur sa propre existence et sur l’humanité telle qu’il a pu l’observer au cours de ses pérégrinations. 

Concentrée en 160 pages particulièrement denses, la matière est exigeante, parfois ardue. « La lecture », fait dire Amélie Nothomb à son Jésus, est « une attention calme, patiente, un déchiffrement réfléchi » : une définition qui sied à ce roman où le champagne, si cher à l’écrivaine, a cédé la place à l’eau claire, et le pétillement à l’essentiel. 

Nausicaa Dewez