COLLECTIF, Henry de Groux (1866 – 1930), maître de la démesure, In fine – Province de Namur, 2019, 180 p., 32 €, ISBN : 9782902302086
« Cette peinture est si épouvantablement anormale, si prodigieusement en dehors des traditions ou des procédés connus, […] qu’on ne parvient pas à conjecturer de façon précise l’effet d’une semblable vision sur des êtres peu disposés à partager l’agonie d’un Rédempteur véritablement torturé. » Ces mots de Léon Bloy évoquent Le Christ aux outrages, toile monumentale réalisée par le Belge Henry de Groux.
Neuf mètres carrés saturés de fureur, de larmes et de sang, montrent une foule déchaînée, portée par une houle mêlée de rage et de tristesse, tendant là des poings de vindicte et ici des paumes de charité, dans un violent mouvement ascensionnel qui la pousse vers un Christ que seule l’hallucination semble encore tenir debout. Le tableau n’a plus été exposé en Belgique depuis 1930. Il est visible actuellement jusqu’au 22 septembre encore, en l’Église Saint-Loup de Namur – celle-là même sur le parvis de laquelle Baudelaire s’effondra, après l’avoir visitée en compagnie de Félicien Rops. Ensuite, l’œuvre repartira vers le Palais du Roure, en Avignon, où elle est accrochée depuis que l’égérie de la Belle Époque et du Félibrige Jeanne de Fladreysy en fit l’acquisition au milieu des années 1920. Il faut donc se hâter d’aller éprouver le choc Henry de Groux et le grand ébranlement qui s’ensuit, car le Jésus couronné d’épines au sommet de son martyre parlera à chacune et à chacun. Ses yeux caves s’égarent dans l’incompréhension face à la bêtise et à la rage collectives, au point qu’il en devient une figure archétypique de la Douleur, provoquée par n’importe quelle (dé)raison.
Quand on pense que l’année où fut peinte cette « dernière scène », à Paris s’achevait l’érection de la Tour Eifel, il est possible alors de mesurer l’abîme qui séparait de Groux des aspirations au Progrès nourries par toute une civilisation. Par son originalité absolue, sa radicalité, l’artiste est demeuré étranger à l’esprit de son temps… tout en restant rivé aux réalités contraignantes de son époque. En Italie – pays où il a flirté avec la folie et où il bien failli se perdre – on forgerait sans scrupule à son usage un terme tel que « rétro-avant-gardiste » ; nous préférons, malgré les limites d’un tel étiquetage, le qualifier confortablement de « symboliste ». S’il y a une parenté à établir avec l’un ou l’autre artiste de cette veine, c’est avec Gustave Moreau qu’elle apparaît la plus flagrante, mais seulement parce que lui aussi fut un irréductible atypique.
Le nom de Henry de Groux n’est pas passé à la postérité des artistes belges, pourtant sous ses sonorités sombres et étouffées se cache l’un de nos plus grands talents picturaux. La preuve en est faite à l’issue de la lecture du somptueux catalogue monographique élaboré par une équipe de fins connaisseurs. Parmi eux, les commissaires de l’exposition : la conservatrice du Musée Rops Véronique Carpiaux, Denis Laoureux de l’ULB et Jérôme Descamps, de l’Université de Lille. Sans le travail titanesque de retranscription mené par ce dernier, une autre œuvre majeure de Henry de Groux serait ignorée : son journal intime, en grande part inédit, et dans lequel éclate au quotidien la verve, vitupérante à souhait, de cet éminent mécontemporain.
Infréquentable Henry, au moins ta misanthropie t’aura-t-elle permis d’atteindre à ton but en devenant toi-même, et ta « haine du joli » t’aura mené, mieux que n’importe quelle concession, au sublime. Autant dire que nous redoutons déjà l’arrivée du funeste équinoxe où tu vas t’en retourner au pays des Aliscans : l’au revoir prendra-t-il encore un siècle avant de se réaliser ?
Frédéric Saenen
À voir
Henry de Groux, maitre de la démesure : exposition jusqu’au 22 septembre
Musée Rops – Province de Namur
rue Fumal, 12 – 5000 Namur
T.+32 81 77 67 55 // info@museerops.be
facebook.com/museerops // www.ropslettres.be
Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h
Ouvert tous les jours en juillet et août
Nocturnes (jusqu’à 20h), tous les 1ers jeudis du mois