Félix Vallotton sous l’œil de Jean-Philippe Toussaint

Félix Vallotton, intimité (s)… et le regard de Jean-Philippe Toussaint, Martin de Halleux, 2019, 80 p., 24 €, ISBN : 978-2-490393-05-3

vallotton intimite jean-philippe toussaintDans cette magnifique édition de gravures de Félix Vallotton, Jean-Philippe Toussaint part sur les traces du graveur, illustrateur, peintre et romancier né à Lausanne  en 1865,  mort à Paris en 1925. Présenté par Katia Poletti, édité par Martin de Halleux (qui a publié l’œuvre de Masereel), le recueil reproduit magistralement la série Intimités ainsi que Les instruments de musique ou encore La paresse, L’assassinat, La nuit. Célèbre par ses gravures sur bois et ses illustrations en noir et blanc, Vallotton réinventa la xylographie, joua sur les contrastes des noirs et des blancs, sans passer par le dégradé. Illustrateur pour La revue blanche, il publia en 1898 une série de dix gravures intitulées Intimités dans un tirage limité à 30 exemplaires.

Dans un court texte intitulé Barbe noire, Jean-Philippe Toussaint décrypte l’univers énigmatique, l’atmosphère étrange au fil d’une flânerie onirique qui tient à la fois de l’enquête criminelle et d’une revisitation du conte de Perrault. Le secret des choses ne se révèle qu’à ceux et celles qui transgressent tout en ayant en leur possession le sésame.

Chacune des femmes de Barbe bleue outrepassait l’interdit relatif à la dernière porte, payant de sa mort sa curiosité. Seule la dernière triomphe de la mort, vient à bout de l’ogre, découvre dans l’unique chambre qui ne peut être ouverte les cadavres des anciennes femmes que le maître des lieux a assassinées pour avoir franchi le seuil tabou. Comme dans Barbe bleue, c’est ici l’ultime pièce qui délivre la vérité. Empruntant la voie des rêves, Jean-Philippe Toussaint transgresse l’interdiction qui lui a été faite de pénétrer en ce lieu. La dernière porte révèle le secret des décors, des intérieurs bourgeois qui cachent la scène d’un crime. Pénétrant dans un univers parallèle, imaginaire, Toussaint fait main basse sur un « double maléfique ». Les signes sont inversés, le blanc passe au noir, une atmosphère paisible livre des indices d’un empoisonnement, d’un crime dont l’arme est le burin, le poinçon du graveur. Fin limier, rêveur visionnaire, l’auteur nous délivre le fruit de son voyage psychique : Barbe noire règne sur le royaume de Vallotton. Une révélation dont la puissance éclate quand on sait que l’artiste écrivit La vie meurtrière et créa des lithographies Crimes et châtiments pour L’assiette au beurre.

Suivant la logique du rêve, passant derrière la surface du miroir, poussant la porte grâce à la clé FV qui mène à un monde parallèle, l’œil nocturne de Jean-Philippe Toussaint met à jour l’envers du décor, l’évidence de l’assassinat. Dans ses pérégrinations mentales, il traverse les portes de la nuit, de l’inconscient, s’enfonce dans cette « vie figée », ce « décor de théâtre où des acteurs hiératiques jouaient des scènes énigmatiques ». Jouant sur le battement entre manifeste et latent, l’écriture agit comme un révélateur (au sens photographique du terme) qui lit les narrations passées sous silence, le diamant noir du crime dissimulé sous des saynètes de la vie quotidienne.  

Félix Vallotton se joignit au groupe des peintres nabis (Paul Sérusier, Pierre Bonnard, Edouard Vuillard…), une dénomination qui renvoie à « nabi » en arabe, « nebiim » en hébreu, signifiant « annonciateur », « appelé par un esprit », « prophète ».  Jean-Philippe Toussaint est ce nabi qui, illuminé, délivre la clé des songes de l’univers de Félix Vallotton.

Véronique Bergen

PS : Les gravures ont été reproduites à partir des collections du Cabinet des estampes du Musée d’art et d’histoire de Genève, le livre réalisé avec le concours de la Fondation Félix Vallotton.