Invocations des esprits et pratiques démoniaques

Arnaud DE LA CROIX, Le pacte avec le diable. De saint Augustin à David Bowie, Racine, 2019, 144 p., 19,95 €, ISBN : 9782390251033

Philosophe, historien dont les essais interrogent les marges, les traits passés sous silence de l’Histoire (Les illuminati, Les templiers, La religion d’Hitler, Treize complots qui ont fait l’histoire, Himmler et le Graal), Arnaud de la Croix analyse dans Le pacte avec le diable la généalogie du motif d’un commerce avec les démons. Apparaissant dans l’œuvre de saint Augustin, l’idée du pacte diabolique se transforme dans ses attendus au fil des siècles, recouvrant diverses pratiques. Dans le chef de l’évêque d’Hippone, père de l’Église, auteur de La cité de Dieu, l’accusation d’entente avec le prince des ténèbres revêt un sens stratégique : à l’heure où, au 4e, 5e siècle, la chrétienté doit affermir ses bases et triompher des restes de paganisme, la condamnation des accointances avec les forces obscures vise à extirper les reliquats du polythéisme romain. Comment rendre compte de la présence du mal sur la terre ? Soit, Dieu est tout-puissant, mais dès lors responsable du mal, soit il est tout-bon, dès lors partiellement impuissant, le mal venant de l’homme. Pour Augustin, dotée d’un libre-arbitre, la créature peut pécher, s’adonner au mal dont l’une des formes se nomme magie, commerce avec les démons.

Au Moyen Âge, les cas d’allégeance au démon qu’Arnaud de la Croix étudie (l’évêque Basile, Théophile, Gilles de Rais…) montrent que l’emprise n’est pas irréversible. Celui qui rompt avec la communauté des hommes, en transgresse les lois pour pactiser avec le malin en vue d’un intérêt personnel (omniscience, réalisation des désirs…) peut réintégrer le giron de l’Église moyennant repentirs et brisure du pacte. La pensée de Saint Paul selon laquelle « la loi crée le péché » peut-elle mutatis mutandis se prolonger dans une dialectique de Dieu et du Diable ? L’affirmation de Dieu entraîne-t-elle logiquement celle du Diable ? Comme l’écrit l’auteur, peut-on croire au diable sans croire en Dieu ? Et, inversement, croire en Dieu sans avaliser l’existence du diable ?

Les agents incarnant le Mal aux yeux de l’Église changeront au fil du temps. D’abord associés aux dieux païens préchrétiens, ils ont trait par la suite aux adorateurs de Yahvé et de Mahomet. Le diabolique se définit comme l’altérité que l’Église se doit de convertir à ses lois ou d’anéantir afin d’asseoir son autorité. Questionnant le codex Gigas, appelé la Bible du Diable, le grimoire du Grand Albert attribué au philosophe Albert le Grand, évoquant Gilles de Rais, Johannes Faust (à l’origine de la légende de Faust), les sorciers et surtout sorcières pourchassés par l’Inquisition, Arnaud de la Croix pose le rôle central de Saint Thomas d’Aquin. Après avoir été associées aux superstitions, à la sorcellerie des classes populaires, les pratiques démoniaques relèvent, avec Thomas d’Aquin, de la magie savante à laquelle s’adonnent des hommes d’Église, des esprits nobles.

La mise à l’index, la condamnation au bûcher des sorcières, par la suite des « possédées » s’inscrit dans le tournant rationaliste, cartésien, la mise à l’écart des savoirs féminins (guérisseuses, sages-femmes) au profit d’une médecine masculine. Les « autres » savoirs — populaires, appartenant aux femmes — sont discrédités. Au 17e, 18e siècles, la qualification de « crime démoniaque » perd de sa pertinence. Refluant du domaine religieux, le motif ressurgit au fil de la sécularisation de la société dans d’autres champs, essentiellement le champ artistique. Du pacte diabolique de Paganani aux effluves sataniques du rock, de Robert Johnson, des Stones, Jimmy Page à David Bowie et au heavy metal.

Véronique Bergen