Maigret, flaireur des passions humaines

Jean-Baptiste BARONIAN, Maigret, Docteur ès crimes, Impressions nouvelles, coll. « La fabrique des héros », 2019, 125 p., 12 € / ePub : 7.99 €, ISBN : 978-2874497148

Faut-il s’étonner de voir Maigret se tailler une place dans la galerie de la « Fabrique des héros » (collection lancée récemment par les Impressions nouvelles) et y côtoyer Jack Sparrow, Nosferatu, Batman ? Après celles d’un corsaire, un vampire et un justicier, voici donc que se profile la silhouette reconnaissable entre mille du commissaire le plus célèbre du « 36 ». Et le tricorne est troqué contre un feutre mou, et la pinte de sang frais est délaissée au profit d’une pils bien fraîche, et les rues de Gotham City se mettent à ressembler furieusement à celles de La Rochelle ou de Quimper.

Un homme sans âge, Jules – dans les premiers romans, il est soi-disant proche de la retraite, puis cela varie d’un titre à l’autre ; placide au point qu’il se met peu en colère et se bat plus rarement encore ; sachant maîtriser son penchant pour la bibine, qui n’est jamais encanaillement vicieux, juste une forme d’alcoolisme bourgeois savamment entretenu pour rythmer un quotidien rangé. Pas de maîtresse, au singulier ni au pluriel. En général prudent au volant (on ne lui connaît qu’une seule course-poursuite dans les rues de Paname). Fumeur de pipes, guère de Gitanes. Et, qualité suprême, don surnaturel, sachant écouter les autres, quand les intrépides n’ont d’ouïe que pour leur courage… Un héros, cet honorable monsieur ? Et comment… Tout instinct, tout intériorité. Une éponge qui s’imprègne des atmosphères avant de percer à jour les caractères, qui démasque au détour d’une inflexion de voix, sans tapage ni grandiloquence. Qui visant bas vise juste, selon l’imparable précepte célinien.

Jean-Baptiste Baronian ne connaît pas Maigret par cœur (à l’impossible…), mais de cœur. C’est son maître et son complice à la fois. Il le piste depuis 1841, quand il avait les traits de son archétype Dupin, sous la plume d’Edgar Allan Poe. Il le croise aussi chez Chesterton, sous les oripeaux de clergyman du Père Brown. Il nous raconte sa naissance, dans les brumes d’un troquet hollandais du côté de Delfzijl. Il nous présente à ses collègues, récurrents ou hapax, de la PJ, puis à sa femme, la justement nommée Madame Maigret, qui attend le retour de son mari dans les effluves d’un plat mijoté. Il fouille partout, le limier Baronian. Dans la garde-robe (plus variée que ce qu’on l’on pourrait imaginer). Dans une mémoire fictive qui se confond pourtant avec les souvenirs authentiques du gamin d’Outremeuse que fut son créateur. Il questionne une à une ses incarnations au cinéma, dont la variété des physiques et des jeux d’acteur tente de rendre la plasticité du personnage (or, il y a autant de Maigrets que de romans où il apparaît). On croirait assister à une quête telle qu’elle est menée dans Citizen Kane, pour atteindre la vérité ultime d’un être fascinant à force de secret. À la différence près que l’immortel Maigret ne prononce jamais de Rosebud.

Alors Baronian le cherche du côté de la conscience de Maigret – voir le rappel des titres trahissant la peur, les scrupules, les doutes, les erreurs éprouvés lors de ses enquêtes. Et une telle page, comme chacune de ce livre visant à l’essentiel, suffit à prouver que Jules Maigret est bel et bien un héros. Le plus faillible, donc le plus humain, de tous.

Frédéric Saenen