Olivier & Quentin SMOLDERS, Démons et merveilles. Critique de la raison pure, CFC Editions, 2019, 192 p., 24 €, ISBN : 978-2-87572-051-1
À l’occasion de l’exposition Démons et merveilles qui se tient au Centre Wallonie-Bruxelles, paraît l’ouvrage éponyme publié par CFC Editions. Cette plongée dans les créations filmiques, graphiques, textuelles d’Olivier et Quentin Smolders dévoile la complicité qui relie les deux frères. Une complicité née dans l’enfance, qui se traduit par une fascination commune pour le marginal, le refoulé, l’insolite, l’inquiétante étrangeté.
Les films d’Olivier Smolders, les peintures, dessins, collages de Quentin Smolders s’alimentent aux zones de vertige qui déracinent les codes sociaux, se branchent sur ce qui fait éclater l’empire du bien dire et du bien voir. Les faits divers servent de leviers afin d’interroger les piliers fondamentaux de l’humanisation : inspiré du crime rituel (suivi d’un banquet anthropophage) commis par Issei Sagawa en 1981, le film Adoration interroge le cannibalisme, sa dimension de passage à la limite délirant de l’eucharistie. Là où Kant a cherché à établir les limites de la connaissance, à dresser les domaines légitimes de l’entendement, de la raison, Olivier et Quentin Smolders explorent les points de crise de l’exercice des facultés. Accoler le titre Démons et merveilles au sous-titre Critique de la raison pure, c’est donner voix et visibilité à ce que Kant congédiait, à savoir le chaotique, les paradoxes, les ratés de la logique. Pour Olivier et Quentin Smolders, le transcendantal de la raison pure, c’est la folie.
Voir ce que les yeux ne veulent pas contempler, c’est détourner les impératifs kantiens, sauter dans le gouffre, hybrider « le sacré et le profane », le « jansénisme et le kitsch » comme l’affirme Olivier Smolders dans l’entretien mené par Christophe Chabert, un entretien qui clôt le livre.
Parodier la raison pure, c’est aussi apparier des expériences extrêmes qui, si tout semble les opposer, se rejoignent par leur élection souveraine de la démesure. C’est ainsi que dans le diptyque La philosophie dans le boudoir et Ravissements, l’ascétisme sadien de la débauche, sa révolte contre Dieu se voient accouplés aux extases mystiques de Sainte Thérèse d’Avila. L’excès (par saturation ou par défaut) est la pierre de touche sur laquelle les frères Smolders aiguisent leur caméra, leurs pinceaux, leurs stylos.
Dans ce voyage sur les terres de la raison impure, les créatures répertoriées comme « monstres », Elisabeth Bathory et autres ogres, les inadaptés aux mondes comme Oscar Benedek, Louis II de Bavière, les formes ancestrales de la vie, les axolotls, les chimères, les cabinets de curiosité, l’anatomie du désir, la métaphysique des corps possédés hantent les œuvres des Smolders.
Le protagoniste de La Légende dorée nous balance la nudité et la crudité de sa révélation : « Dieu est une idée médiocre… ». Aucune des trois Idées kantiennes — le monde, le moi et Dieu — ne survit comme horizon régulateur. Les démons et les merveilles que le criticisme kantien reléguait hors des territoires légitimes de la raison théorique et de la raison pratique, Olivier et Quentin Smolders leur ouvrent grand les portes. Richement illustré, s’ouvrant sur un avant-propos de Stéphanie Pécourt, le livre comporte un très bel Abécédaire signé Christophe Chabert.
Véronique Bergen