Prête-moi ta plume

Un coup de cœur du Carnet

Jean Marc TURINE, Vivre (si vous sauriez comme j’avions), Esperluète, 2020, 136 p., 16.50 €, ISBN : 9782359841244

Il est des écrivains qui font honneur à la vie des autres et qui mettent leur savoir-faire au service de récits de vie qui autrement ne verraient sans doute jamais le jour. Une démarche qui était déployée avec brio déjà dans les trois derniers ouvrages de Jean Marc Turine, dont La Théo des fleuves, qui lui a valu le prix des Cinq continents. L’auteur de Vivre (si vous saviez comme j’avions) est de ceux-qui prêtent leur plume aux sans-voix avec un talent qui force l’admiration. Car dans cet exercice délicat, il convient de respecter la parole de l’autre et la réalité des faits, mais l’on sait que cette mise en ombre de l’auteur n’est pas pour autant un effacement comme l’illustre à merveille ce volume qui rassemble quatre textes distincts.


Lire aussi : Jean Marc Turine, Écrire, dit-il, en hommage, en colère, dans l’indignation (C.I. 199)


Dans le premier, il nous livre la narration que lui a confiée Joseph Spira au cours de neuf heures d’enregistrement réalisées fin 1987. Prisonnier dans les camps nazis, il a survécu et ressent avec l’âge le besoin de consigner cette période de sa vie non à titre de mémoire personnelle, mais au nom de tous ceux qu’il a croisés et qui n’ont pas eu la chance de revenir. Ici, point de sanctification béate des victimes. Des souvenirs nuancés et précis, qui mettent en évidence la barbarie atroce et la solidarité, qui pointent la déshumanisation sous toute ses formes en même temps que la résistance. Peu de pathos, des faits livrés tels qu’ils sortent de la mémoire engourdie, parfois confus, parfois d’une netteté troublante. Le récit est tantôt fluide, tantôt suspendu, il est dépourvu de ponctuation, peu organisé, comme une confidence murmurée à l’oreille d’un proche. Cette sobriété de l’écriture ajoutée à celle du témoignage ne lui donne que plus de force et d’impact.


Lire aussi : Écrire sur les camps aujourd’hui (C.I. 199)


Le deuxième récit est celui de Maurice Maréchal, né en 1932 dans une famille française pauvre. Engagé sur décision de ses parents dans l’armée alors qu’il était mineur, il est envoyé en Afrique du nord et en Asie là où les forces métropolitaines peinent à maintenir l’emprise coloniale. Chauffeur de poids lourds militaires, il est en lisière des opérations et la posture d’observateur de l’inacceptable lui est insupportable. Ne pouvant se résoudre au silence, il représente une menace et l’on tente de le faire rentrer dans le rang par la punition. Avec le recul, il raconte les souvenirs qui hantent ses nuits et pourrissent ses jours, entamant sa santé mentale. Fondamentalement, Maurice Maréchal est porté vers la fraternité sans frontières qui lui est interdite, les combats dans lesquels il est entraîné sont contre nature, entament son humanité la plus profonde et le sens de sa propre vie. Au travers de lui, c’est l’absurdité de la guerre et de l’oppression qui jaillit comme une source naturelle. Ses mots sortent avec toute la rage de la souffrance incompressible, mais celle-ci n’entame pas le bon sens évident de son propos rocailleux rendu au plus près de l’enregistrement entrecoupé de bouffées de ses Gitanes et des gorgées de bière.

Le troisième récit est celui de Liên, à qui Jean-Marc Turine a consacré un livre complet paru en 2014 chez la même éditrice sous le titre de Liên de Mê Linh. Il consiste en un long monologue d’une jeune femme au corps difforme façonné par l’agent orange auquel ses parents ont été exposé lors de la redoutable guerre du Vietnam. Le produit chimique déversé sur le pays par centaine de milliers de tonnes pour combattre la résistance a contaminé la nourriture et l’eau et ses effets se reportent génétiquement aujourd’hui encore sur les enfants naissants. Liên, qui ne doit sa survie qu’aux soins prodigués par ses parents, ne peut espérer aucune forme d’autonomie ni de progrès. Lui restent son esprit qui lui dicte une mélopée mêlant sa rage face à l’impuissance et aux crimes perpétrés et l’émerveillement de l’instant qu’elle nous livre en une prose riche et sensuelle d’une vivacité qui contraste avec son apparente impuissance.


Lire aussi : Esperluète, des livres qui font lien (C.I. 205)


Le quatrième récit est celui d’un peuple et de ses voix multiples. Ici, Jean Marc Turine est parti au chevet de la population de l’île de Mayotte, dans l’archipel des Comores. Territoire français aujourd’hui encore, cette île vit dans un état de pauvreté profonde. Le texte débute par une déclaration de Valéry Giscard d’Estaing, alors Président de la République, qui réaffirme en 1974 le refus d’accorder l’indépendance que promettra François Mitterrand avant de se rétracter. Au cœur du récit, la vie commune d’enfants noirs et blancs, puis leurs destins qui s’éloignent avant de se séparer définitivement. Des voix croisées nous disent la débrouille, la misère qui côtoie la nature luxuriante et la beauté des paysages, l’espoir de lendemains meilleurs et la résignation, la fureur des ouragans, les huttes reconstruites, la condition des femmes, la corruption omniprésente. Ce grouillement narratif prend fin sur ces mots « la nuit venue, Volo Volo ne signe pas la paix avec le monde » et nous non plus ne pouvons le faire.

On l’aura compris, Jean Marc Turine a réussi la prouesse de juxtaposer des textes aux origines diverses issus notamment de son passé professionnel dans le monde de l’image et du son. Partant de réalités croisées, balayant les décennies et les frontières culturelles, il nous livre une symphonie en quatre temps qui explore tous les sons et rythmes pour mieux nous dire la colère des hommes et des femmes confrontés à l’atrocité et qui sont en quête éperdue d’humanité, partout dans le monde et dans le temps. Et comme en musique, à la fin d’un chef-d’œuvre, le silence qui suit la dernière page tournée est plein des mots rares, forts et chauds que l’on vient de lire.

Thierry Detienne