
Anne Leloup © Paul Vancraenenbroeck
Depuis presque 25 ans, Anne Leloup (elle-même peintre et lithographe) officie à la tête d’Esperluète, une maison d’édition qui procure un terrain de jeu commun aux auteurs et plasticiens. Le signe typographie « & » (la fameuse esperluette ou esperluète devenue nom et logo) est non seulement symbolique du lien qui existe entre le créateur de mots et le façonneur d’images, mais aussi entre le livre et son lecteur. En orbite des grands axes (Paris ou Bruxelles) mais jamais déconnectée (du terrain ou des structures cousines), l’éditrice partage son espace de travail de Noville-sur-Mehaigne avec Charlotte Guisset, son assistante. Sur les rayonnages, les formats sont multiples : les textes de la collection En toutes lettres (collection littéraire principale) voisinent avec L’estran, une collection où la poésie peut déposer ses mots d’entre-deux mais aussi avec les Accordéons qui pourraient déployer d’une minute à l’autre leurs paysages. Albums et cahiers complètent ce tableau des possibles. Enfin Orbe et [dans l’atelier] mènent le livre dans des recoins réflexifs de la création.
Anne Leloup, quel est a été votre pied à l’étrier dans l’édition ?
Façonner un catalogue, c’est venu petit à petit. Quand j’ai commencé il n’existait pas de master en édition. Je suis arrivée dans ce domaine de façon assez naïve : je ne connaissais pas la façon de fonctionner avec les libraires par exemple. Comme mon domaine de départ était l’image, mon biais était davantage celui de l’imprimerie. C’est la fabrication qui m’intéressait avant tout. Aujourd’hui, on dirait « matérialité du livre », mais ça ne m’évoque pas grand-chose de tangible. J’étais aussi vraiment dans l’envie de faire le lien entre les plasticiens et les auteurs, leur donner un terrain de rencontre. C’est presqu’une tradition en Belgique : il y avait déjà à l’époque Le Daily-Bul, Tandem, la Pierre d’Alun. On peut aussi penser à Fata Morgana en France, par exemple. C’était des maisons que j’aimais vraiment. Le fait qu’elles existaient m’autorisait aussi à me lancer, m’invitait à participer à cet élan.
Vous souvenez-vous du premier livre qui a vu le jour dans la maison ?
Le tout premier était un livre de cuisine… Le premier livre littéraire était un texte d’Annick Ghijzelings, Petite histoire qui part de rien ou d’un mensonge ou d’un désir et qui n’a pas de fin. C’était une belle porte d’entrée : à la fois une narration, mais aussi des fragments. Assez curieusement, on ne l’a jamais réédité alors qu’il est épuisé depuis longtemps. Aujourd’hui, on s’efforce davantage de garder nos titres au catalogue, soit par potentiel soit parce que les ventes sont régulières dans la durée.
Êtes-vous arrivée dans ce métier avec un crédo ?
Il y avait des choses auxquelles je voulais porter attention, qui me tenaient à cœur. Tout d’abord, publier des ouvrages qui ne coûtent pas cher. Mon but n’était pas de fait du livre d’artiste chic que quelques privilégiés peuvent dénicher uniquement chez un spécialiste averti. Ensuite, qu’ils puissent être présents en librairie : cette accessibilité était essentielle pour moi. J’avais envie de ce côté diffusion à large spectre. Aujourd’hui, je ne fais pas de pari, ni de promesse aux auteurs : la relation se construit au fil des échanges. La force d’une petite structure, c’est ce temps qu’on peut se donner. Je préfère qu’un livre soit postposé plutôt que mal ficelé. Attendre le bon moment pour publier, que le projet soit mûr, c’est une latitude qu’on s’octroie. On publie une douzaine de livres par an et je trouve ça déjà beaucoup. Il faut vraiment être convaincu quand on se lance dans la publication : impossible d’y aller à reculons. Se sentir bien avec le texte qu’on accueille mais aussi avec l’auteur, en sachant que c’est réellement un chemin qu’on va faire ensemble.
Que trouvent les créateurs de particulier chez Esperluète ?
Anne Herbauts, par exemple, fait chez nous des livres qu’elle ne pourrait pas proposer chez Casterman (plus grande maison mais aussi plus grand public), davantage des livres de recherche. Quand Caroline Lamarche nous propose Le rêve de la secrétaire, il peut exister pour lui-même (et pas comme partie d’un recueil) dans le catalogue, ce qui aurait été inenvisageable chez Gallimard. Ensuite, nous avons des auteurs « maison », comme Frédérique Dolphijn (e.a. Vers la source, Là où l’eau touche l’âme, Désir, Cinéma, Au bord du monde), comme Françoise Lison-Leroy qui a signé pas mal de livres chez nous (Les blancs pains, Les bouloches, Pierrot de rien, C’est pas un jeu) mais publie aussi dans d’autres maisons poétiques. On les accompagne sur la durée, la relation se bâtit vraiment d’un livre à l’autre.
Êtes-vous génératrice des projets ?
Je ne suis pas trop interventionniste, je dialogue pour que le projet prenne corps. Je ne sollicite pas non plus moi-même en amont. Il m’arrive parfois de signaler à certains créateurs que j’aime bien leur travail et que s’ils ont un jour un projet à me proposer, la porte est ouverte, mais Esperluète ne fonctionne pas à la commande.
Les images sont rarement là avant les mots. Il y a tout de même des contre-exemples : les textes de Serge Meurant et de Corinne Hoex pour respectivement Une saison en éclats et Elles viennent dans la nuit sont arrivés après les estampes de Kikie Crèvecœur. Et il arrive qu’un couple auteur-créateur m’arrive avec un projet qu’ils ont conçu ensemble. Quand je demande à un plasticien de travailler sur un texte en particulier, je fonctionne à la confiance : j’attends de voir ce qui survient.
Une feuille pliée fait-elle un livre ?
C’est un jeu que j’ai en gravure : avec une feuille de papier, on peut faire un livre. Et chez Esperluète, la collection Accordéons est imprimée sur une seule feuille, avec seulement ensuite des collages. C’est aussi le cas pour la collection Cahiers. C’est ça qui est magique! Avec le même mot « livre », il y a une multiplicité de potentiels : livre de poche, livre d’art, petit format, hors-format. Cette diversité d’objets est fascinante. Réaliser nos livres en Belgique, avec des coûts de production pas évidents et maintenir des prix raisonnables en librairie, c’est un vrai challenge. Je refuse de céder sur l’impression locale. Je ne voudrais pas qu’on doive faire imprimer nos livres par des gens à peine payés à l’autre bout du monde, sous prétexte qu’une forme inventive nous importe. C’est un vrai choix de notre part d’être éthiques.
Esperluète fait aussi office de diffuseur en Belgique pour d’autres maisons.
Nous le sommes depuis une dizaine d’années. Le fait d’appartenir à la structure Éditeurs associés en France depuis 2004 a créé des passerelles avec d’autres collègues (e.a. Les éditions du Chemin de Fer et Points de suspension). C’est plus facile d’aller voir les libraires avec un petit panel : la proposition est plus étoffée et on se sent plus légitimes à plusieurs. On crée par ailleurs une distanciation saine en présentant les livres des autres, pas juste les siens. Si on se coopte dans l’association, c’est aussi qu’on a des choses à partager et à raconter en commun.
Cela a-t-il créé une circulation des créateurs ?
Oui, il y a des auteurs ou des plasticiens qui peuvent être passe-murailles. Par exemple, Nadine Brun-Cosme a beaucoup publié pour la jeunesse, notamment chez Points de suspension (e.a. Lilia et Entre fleuve et canal avec Anne Brouillard), et chez nous, elle a sorti un texte pour adultes, Le petit cri pointu des longs ciseaux d’acier. Anne Brouillard a aussi publié des livres chez nous (Voyage d’hiver en format fresque et cartes à histoire). Annabelle Guetatra a à la fois des projets aux éditions du Chemin de Fer (Une Liliputienne, avec un texte de Béatrix Beck et Bibiche, avec un texte d’Albertine Sarrazin) et chez Esperluète (Comme un air de tendresse au bout des doigts, avec un texte de Frédérique Dolphijn). Les éditeurs ont des facettes multiples mais les auteurs ou les créateurs aussi : certains projets nichent mieux dans une maison que dans une autre.
Être éditrice, c’est susciter du désir durable ?
Ça n’a pas beaucoup de sens de mettre au jour des livres et de les laisser dans des caisses : il faut faire ce pas vers le lecteur. Susciter l’élan et s’assurer que les ouvrages soient présents dans tous les réseaux du livre : les librairies, mais aussi les bibliothèques, les salons, etc. Le livre, ce n’est pas juste un texte imprimé. Cela peut être un texte dit, mis en scène, etc. Et c’est pareil pour les images. Penser à l’après, à des déclinaisons de rencontres autour de nos livres est aujourd’hui encore important à nos yeux. Des expositions (comme Là où nous lisons, pour les vingt ans de la maison et à laquelle ont participé une cinquantaine d’auteurs, illustrateurs, graveurs, artistes, collègues et amis des éditions), des lectures, des ateliers (comme ceux autour de 100(0) moments de dessin ou Se jeter à l’eau avec Geneviève Casterman) sont envisageables sur demande.
Êtes-vous parfois sollicités par des associations extérieures ?
Parfois se créent des formats vraiment spécifiques, comme celui avec les Territoires de la Mémoire à Liège. Ils avaient constaté que plusieurs de nos textes croisaient leur corpus de recherche comme Foudrol ou La Théo des Fleuves de Jean Marc Turine, Chevaux de guerre d’Albane Gellé et Alexandra Duprez ou Un grand amour de Nicole Malinconi (ndlr : autour de Theresa Stangl, épouse d’un ex-commandant du camp d’extermination de Treblinka). Eux travaillent beaucoup avec des classes et ont des rencontres avec des anciens déportés, mais on sait qu’à terme cela ne sera plus possible. Ils souhaitaient que nous montions une exposition, en nous demandant quelle place peut occuper la fiction par rapport au témoignage historique. On a sélectionné neuf livres, des extraits de chacun d’entre eux et avec les plasticiens concernés (Anne Herbauts pour La petite sœur de Kafka de François David ou Jean-Marie Mahieu pour Les derniers mois de Robert Desnos d’Eddy Devolder, notamment), on a interrogé les différentes étapes du souvenir. Doit-on être dans l’acceptation ou la révolte ? Comment peut-elle se mettre en place ? Chacun pouvait se faire son idée sur base de ces pistes-là. C’est extrêmement motivant d’avoir une demande de l’extérieur qui nous pousse à réexplorer le catalogue. Les questions du temps, de l’intime, de la nature et de notre présence au monde sont des fils rouges qui cimentent les collections.
Anne-Lise Remacle
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 205 (janvier 2020)