Délivrez-nous du Mal

Emmanuelle POL, Le prince de ce monde, Finitude, 2020, 192 p., 17 €, ISBN : 978-2-36339-128-5

« ‘Pour suivre Jésus, le Christ, rejetez-vous Satan ?’ Satan ! Au vingt et unième siècle ! Donc l’Église admettait toujours l’existence du Diable. Pourquoi nous cachait-on cela ? » Ainsi s’insurge la narratrice, une quadra banale, épouse et mère quelconque, lors d’une cérémonie religieuse prononcée au cours d’une fête familiale. C’est que cette liturgie aux accents d’exorcisme revêt pour elle les atours d’une réelle salvation, un arrachement à « l’autre » qu’elle invoquera corps et âme dans sa descente aux enfers. Qui l’y propulse ? Lui, l’autre, le « Prince de ce monde », le mal en personne, celui qui la séduira, l’obnubilera, la fascinera, la possédera, la détruira…

Dans Le prince de ce monde, Emmanuelle Pol nous livre un véritable récit apocalyptique où la voix narrative fait sourdre la présence du mal, chez elle, les siens, les autres, le monde. Une construction romanesque échafaudée en vingt-deux chapitres, tel le dernier livre du Nouveau Testament, l’Apocalypse de Jean, aussi appelé le Livre de la Révélation. Une révélation qui touche l’héroïne du roman mais qui vient bousculer également le lecteur. En effet, le récit laisse émerger l’actualité sociale et politique, voire le phénomène de catastrophe environnementale, en leur conférant les traits d’une dystopie.

La romancière campe son récit dans une ville indéfinie dont les référents spatiaux renvoient à Bruxelles – citons, par exemple : « Encore sous le coup de l’émotion, je décidai de changer de trajet pour rentrer et de couper par la place Saint-Boniface. En longeant l’église, je remarquai qu’on avait ôté les échafaudages qui la défiguraient depuis des années. Sa façade gothique, que j’avais toujours connue noire et maculée de fiente de pigeon, avait été entièrement nettoyée : elle était maintenant d’une blancheur éclatante. » –, les allusions aux événements qui marquent et ont marqué l’actualité ne manquent pas – le piétonnier du centre-ville, les émeutes, les attentats, la montée des radicaux au pouvoir, etc. –, lesquels sont assombris dans un mouvement d’inéluctable « mal en pis » terrifiant.

Le chaos s’installait. Nous étions hébétés. Nous n’avions rien vu venir, nous ne comprenions rien. Personne ne savait par où commencer ni comment appréhender les choses, et encore moins les prévoir. Nous étions déshabitués des signes, déshabitués de l’irrationnel. Déshabitués de l’extrême

L’histoire de cette aventure avec le diable incarné interroge le rapport au bien et au mal qu’entretient notre société. « [J]e réalisais tout à coup à quel point on nous enfumait avec l’amour, cette guimauve. À quel point la puissance de la haine était systématiquement passée sous silence » nous confiera l’héroïne. Ces réflexions glissées çà et là, entre des descriptions ciselées, de réelles hypotyposes qui donnent à voir, dans un style épuré, pointent certaines déviances contemporaines et dérangent par le message défaitiste qu’elles colportent.

« Il a mis la main sur le monde, il nous tient, et personne ne semble s’en rendre compte. »

 Sarah Bearelle