La famille sur l’estomac

Patrick ROEGIERS, La vie de famille, Grasset, 2020, 173 p., 16,50 € / ePub : 11.99 €, ISBN : 9782246816195

Après quantité d’essais et de romans, sur l’art sous toutes ses formes et sur les mythologies, grandes et petites histoires du Plat pays, le nouveau roman de Patrick Roegiers, La vie de famille, marque une rupture (et on verra que le mot n’est pas vain). Ce livre est probablement le plus personnel, le plus intime (comme on le dit d’un journal), le plus engagé de l’écrivain aux plus de cinquante titres. Un roman autobiographique sur « la trame inaliénable de l’enfance ».

Au niveau de l’écriture, les lecteurs et lectrices de Patrick Roegiers retrouveront la patte caractéristique de l’écrivain, cette écriture chatoyante, inventive, jouant du lexique en multipliant les synonymes, jeux de mots et clins d’œil lexicaux. Son phrasé est également particulier, enfilant tantôt une série de phrases couperets (sujet, verbe, complément), déroulant tantôt une syntaxe recherchée. Cette fois, il nous offre en prime la bande sonore du livre, à savoir des extraits de ces chansons de variété qui ont bercé son enfance et le début de son adolescence, une bonne vingtaine d’artistes allant de Dalida à Léo Ferré en passant par Claude François, Joe Dassin, Serge Gainsbourg, etc. Roegiers dresse le portrait d’une époque en chansons. Radio Nostalgie en quelque sorte…

Le roman débute, lui, deux ans après l’âge de la majorité. Tout commence (et finira peut-être) sur une révélation : celle d’une rupture le jour de ses vingt ans quand ses parents sollicitent la maréchaussée pour… le mettre à la porte. Sa surprise est totale, son désarroi abyssal et la blessure inaliénable. Un demi-siècle plus tard, l’auteur y voit un geste déterminant, fondateur, ontologique, comme il le précise peu après :

on me mettrait toujours à la porte. À la porte de ma famille, qui a instantanément cessé d’exister, à la porte de mon théâtre, qui était toute ma vie, à la porte de ma ville natale, où je suis désormais un étranger, à la porte de mon pays, que je ne pensais jamais quitter, à la porte de ma vie, qui m’appartient et qui commence à peine, à la porte de mes amis, que j’ai tant semés que je n’en ai plus… 

Et cette litanie de mise à la porte continue jusqu’à plus soif sur une demi-page. Il y voit comme une prédestination ; le lecteur, une clé peut-être des indignations et révoltes de l’écrivain.

Suivent les portraits tracés à l’acide du père et de la mère de l’auteur. Honneur au père présenté sans concession aucune, malgré une passion commune pour le football. Roegiers lui réserve une salve de termes peu amènes. Petit florilège : « cet homme lamentable, le flic familial, le dégonflé parental, le ʺpouletʺ dominical… » ; « Mon père est un con. (…) C’est un minable, un pleutre, un couard, mais cela ne se voit pas. Il a bon caractère et ne dit du mal de personne. Il est poli avec tout le monde. C’est un mari modèle. (…) Mon père donne l’impression de vivre à côté de lui-même. Il n’ose se regarder en face. C’est le pire exemple de normalité qui soit. (…) C’est un être d’une banalité sans nom. (…) Mon père s’est laissé châtrer toute son existence. » Et si le fils est fasciné par l’omniprésence du père derrière une machine à écrire, cloîtré dans son bureau, il découvre avec dépit que cet enfermement permet à son géniteur de s’adonner à « l’action stérile et méthodique du classement qui rassure », en l’occurrence celui de coupures, non pas de presse, mais de feuillets… publicitaires ! On imagine la glu dont Patrick Roegiers a dû se dépêtrer pour élaborer l’œuvre écrite qui est la sienne.

Ce réquisitoire n’est rien à côté de celui qu’il réserve à la mère, la « Bonne mère », ainsi que la qualifie ironiquement le chapitre qui lui est consacré :

Ma mère et moi ne sommes pas nés pour nous comprendre. (…) La méchanceté coule dans ses gènes. Elle est brusque, instable, imprévisible.  (…) Sa vie la déçoit et la décevra toujours. Elle est envieuse et veut être traitée comme une reine, elle aime ce qui est cher et a le goût de l’apparat. (…) Ma mère n’est pas la plus belle du monde. Elle a des chardons dans le cœur. Des picots au bout des doigts. Son fond n’est pas bon. (…) Un fils doit aimer sa mère, mais je n’ai pas d’amour pour elle. Je n’aime pas être son fils, mais je n’ai pas le choix

Un père pleutre et effacé, une mère dominatrice et frustrée, vouée au faire (aux fers de la domesticité ?) : les souvenirs d’enfance sont ternes, étriqués, quelques exceptions mises à part comme les vacances à la mer. Les photos de famille où figurent les trois frères et leur sœur sont le reflet d’une triste fratrie, qui n’a pas résisté à ce nœud de vipères et s’est dispersée.

Une fois ce réquisitoire établi, l’auteur prend le lecteur à témoin et lui donne la parole. Celui-ci s’exclame, incrédule : « Ça suffit ! ». Est-il possible que des parents aient pu toxiques au point de les considérer comme « les pires étrangers » ? Même si la mémoire de l’écrivain a pu reconstituer le réel et la scène familiale selon un prisme déformant, l’essentiel est dit. L’autobiographie n’a pas joué de bras-de-fer avec l’autofiction. Le fils va tenter d’aller plus loin dans cette exploration intime et, pour ce faire, s’accrocher à l’un des meilleurs viatiques : « Dès lors, la lecture occupe une place primordiale dans ma vie. Lire, c’est inventer le monde. Je n’écoute plus les autres et je vis plongé dans un livre. » Nourri de lectures d’une part, stimulé par l’écriture d’autre part, Patrick Roegiers s’autorise à aller plus loin dans cette généalogie et se… livre ! S’interrogeant sur la haine de soi et la haine des autres qui animent la mère, il découvre que celle-ci a également frôlé des gouffres : « Ma mère n’a pas eu de chance. Elle n’a pas choisi sa vie. Elle n’a pas eu de mère et ne s’est jamais remise de son enfance perdue. » Puise-t-il dans ce constat le début d’une réconciliation, l’esquisse d’un pardon, la possibilité d’une réparation ? Nous laisserons au lecteur le soin de se faire sa propre opinion.

Après s’en être pris à ses parents qui divorceront sur le tard, Patrick Roegiers poursuit l’exploration des entrailles familiales pour décrire, à nouveau sans concession et avec un brin d’humour incisif, celui qu’elles ont engendré, « moi, l’intellectuel de mes deux, l’imbécile prétentieux, le plumitif vaniteux, le frangin rancuneux, inapte à l’oubli et au pardon, l’expatrié de service, le banni, le proscrit, le renégat, l’exilé volontaire que nul au pays ne regrette. » On ne règle pas ses comptes avec ses parents sans un effet boomerang. Cet autoportrait incendiaire le conduit à une nouvelle introspection qui lui permet de boucler la boucle de ce portrait de l’artiste déraciné : « Ma mère n’est pas mon miroir. Ce que j’ai d’elle en moi, et qu’elle m’a transmis, est bien plus terrible et sournois : le goût du bris, le besoin irrépressible de la rupture, de la perte et de la destruction. »

Le roman se poursuit avec deux chapitres d’anthologie : d’une part, le décès du père à 80 ans et son enterrement, jusqu’à lui offrir un soliloque final, d’autre part les funérailles de la mère tout à la fois sinistres et vaudevillesques.

Une fois passé le cap des septante ans et après avoir demandé la nationalité française en 2017, autre forme de rupture, Patrick Roegiers a accompli une introspection existentielle en revisitant son enfance et son adolescence pour en arriver à l’interrogation ultime, inéluctable :

La vie est un cimetière. Personne n’est fait pour mourir. Tous les morts sont un seul mort. Quand on n’a plus rien à penser, on ne pense à rien. À quoi sert de penser quand on est mort ? C’est trop tard, il fallait y penser avant (…)

Michel Torrekens