Isabelle Stengers et la création de possibles

Un coup de cœur du Carnet

Isabelle STENGERS, Réactiver le sens commun. Lecture de Whitehead en temps de débâcle, Découverte / Empêcheurs de penser en rond, 2020, 202 p., 18 € / ePub : 12.99 €, ISBN : 9782359251685

L’attention à l’aventure des idées et des actes qu’elles engagent questionne l’articulation intime entre pensée et vie, double expression d’un même plan. Pensant avec et depuis Whitehead, Réactiver le sens commun remet en chantier, réagence l’essai Whitehead et les ruminations du sens commun (Les Presses du réel, 2017) au sens où il le fait bégayer et le relance. Là où Whitehead caractérisait la civilisation moderne par son déclin, nous vivons sa débâcle. Nous sommes à un point de bifurcation : rien ne nous dit si nous allons pouvoir civiliser la modernité ou si nous nous engageons dans sa pure débâcle. Un des noms majeurs que Whitehead donna à ce déclin est bifurcation de la nature, à savoir la séparation entre qualités objectives et qualités subjectives. Une séparation qui a signé la défaite du sens commun.


Lire aussi : Isabelle Stengers. Philosophie activiste, récits spéculatifs et ouverture des possibles (C.I. n° 198)


Civiliser la modernité, c’est s’affranchir de la scène fondatrice ruineuse (dont la matrice est socratique) d’une opposition entre la philosophie, le théoricien qui sait et l’opinion reléguée dans l’ignorance. C’est dès lors obtenir des scientifiques, des spécialistes qu’ils « lient activement ce qu’ils savent et ce que leur savoir, pour être produit, a dû omettre », bref, qu’ils ne disqualifient plus les « ruminations » du sens commun des citoyens. La tâche que Whitehead attribuait à la philosophie – « souder le sens commun à l’imagination », qu’Isabelle Stengers relance, que les activistes réalisent repose sur trois réquisits : 1° une vigilance à l’endroit des modes d’abstraction qui négligent des aspects de l’expérience et disqualifient les savoirs des citoyens, une résistance à l’arrogance des « experts », 2° une défiance entre le criticisme kantien qui borne, limite et juge aussi bien l’opinion que les scientifiques, 3° la construction d’un « nous » qui lutte contre le désastre tout en veillant à ne pas ressembler à l’ennemi, c’est-à-dire à ne pas réintroduire le tribunal d’une vérité faisant taire les autres acteurs.

 

 

Il ne s’agit pourtant pas de privilégier les savoirs concrets contre les abstractions mais de se mobiliser contre le pouvoir prédateur des savoirs spécialisés qui, opposant l’objectivité des faits à la subjectivité des opinions, bafouent ces dernières. À l’heure où « nos modes d’appropriation ont ravagé et sont en train de détruire » le monde, où le saccage de Gaïa, la destruction d’innombrables écosystèmes, de formes du vivant lègueront à nos descendants un monde en ruines, hériter de Whitehead et de la manière dont Isabelle Stengers le remet en jeu, c’est activer un faire sens en commun qui inclut humains et non-humains sur une Terre irrémédiablement dégradée, aux sols empoisonnés, au climat durablement perturbé. Rien ne dit que nous pourrons échapper au pire.

L’option d’apprendre, dès aujourd’hui, à vivre dans les ruines est l’option d’apprendre à penser sans la sécurité de nos démonstrations, de consentir à un monde devenu intrinsèquement problématique.

Dans un monde en ruines, détruit par une logique productiviste et extractiviste, nous n’avons nul besoin de guide, une figure qui ramène par la bande la scène duale opposant le maître qui sait et la masse des ignorants. Mais bien de connexions de récits de luttes entre les activistes et les modes de penser et de vivre des peuples autochtones. Ces résistances plurielles, ces mobilisations locales, concrètes opposent aux grands récits qui tuent une culture de l’attention, du soin, du « care », une ouverture de possibles que condense une formule des activistes : « nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend ». 

Signalons la réédition à La Découverte de l’ouvrage décisif de Léon Chertok, Isabelle Stengers et Didier Gille, Léon Chertok Une vie de combats.

Véronique Bergen