L’amour selon Libens

Christian LIBENS, Sève de femmes, Weyrich, 2020, 128 p., 13 €, ISBN : 9782874895883

La peinture de nus féminins, signée Geneviève Van Der Wielen, en couverture du recueil de nouvelles de Christian Libens, Sève de femmes, ainsi que son titre, pourraient le ranger dans la catégorie des erotica. Ce qu’il est mais pour partie seulement. Il fait d’ailleurs écho à un autre titre, Amours crues, publié au Grand Miroir en 2009, dont le présent recueil reprend trois textes aux versions remaniées et définitives.

La première nouvelle, inédite, qui donne son titre à l’ensemble (le s à femme en moins), met en scène trois amis qui se retrouvent coincés dans la montagne en pleine nuit. Tel Boccace dans le Décaméron, ils renforcent leurs liens, nourrissent le plaisir d’être ensemble et luttent contre le passage inexorable du temps en se racontant des histoires d’amours, crues ou non, réelles ou non. D’emblée, nous sommes mis en présence d’amoureux de livres et de littératures. On ne s’en étonnera pas quand on sait que Christian Libens a mis sa carrière au service des œuvres belges. Il y a Claudio, prof de philo, et sa passion juvénile pour la libraire de La Planète des Livres à Verviers, dont les jambes « nues jusqu’en haut des cuisses » le motivent plus que les auteurs latins. Alain, le bouquiniste le plus fourni en curiosa de toute la Principauté, se souvient pour sa part d’une Suissesse de 16 ans, petite-fille d’un vigneron en cortaillod, à qui il doit de boire chaque jour une « fillette de vin », un vin « chambré en elle ». Bacchus et Éros, au cœur d’un même récit. Un buveur de bières belges, encombré d’une « congénitale maladresse », au pays d’un producteur de vins helvètes. Quant à Pierre, le narrateur, psychiatre, c’est aussi en Suisse, à Lausanne, qu’il se souvient être tombé amoureux d’une jeune infirmière lors d’un colloque. « J’en ai profité pour me balader dans le coin et mettre mes pas dans ceux de mon cher Simenon », confie-t-il alors qu’il se trouve sur la côte vaudoise et l’on ne peut s’empêcher à cet aveu d’assimiler le narrateur à l’auteur, simenonien aguerri. Mais peut-être Christian Libens joue-t-il avec son lecteur puisqu’il prête à son narrateur un essai sur Simenon et les femmes signé par un autre simenologue, Michel Carly. Ah fiction, quand tu nous tiens ! Si le narrateur apprend à « voir le monde depuis le sexe de Marielle », il va surtout se mettre à l’écoute des secrets de famille de son amante dont grandes joies et grandes douleurs se rejoignent dans un même mutisme.

Évocation d’autres douleurs, dans la nouvelle Princesse Marie-Marthe, lorsque Pierre revient en pèlerinage, amoureux d’une part, cinéphile d’autre part, sur les rives du lac Léman. La Suisse à nouveau… À côté de sa passion pour « les lieux hantés par les artistes, les écrivains », il y rencontre fortuitement une réfugiée métisse, descendante du clan royal nyiginya, dont le corps est le témoignage des supplices infligés aux victimes du génocide des Tutsi.e.s. Un écho abyssal à la phrase de Michel Simon, qu’il admire : « Il n’y a plus qu’une chose sur cette terre qui soit un peu vivante, c’est le clitoris d’une femme. »

Avec Tempo di Maria, on ne peut s’empêcher de penser au célèbre roman Tempo di Roma, d’Alexis Curvers, autre écrivain liégeois cher à Christian Libens dont il fut pour son plus grand bonheur le dernier secrétaire particulier. Il lui rend ainsi un hommage mérité en évoquant une colère mémorable de Curvers suite à l’adaptation de son roman par Denys de La Patellière dans un film qu’il jugeait médiocre, avec Aznavour en jeune premier ! C’est aussi pour Libens l’occasion d’évoquer la personnalité de Marie Delcour et de rappeler les circonstances qui l’amenèrent à rééditer la nouvelle Jean sous le titre Le monastère des deux saints Jean (éd. Actes Sud), avec l’aide d’Hubert Nyssen et Sabine Wespieser. Sans oublier au passage la sève de l’une ou l’autre jeune femme.

La dernière nouvelle, Macha d’Outremeuse se passe bien évidemment à Liège car si Curvers nous mène à Rome, Libens nous ramène à Liège… Ce texte reprend un peu plus d’une semaine du journal intime de Pierre, 49 ans, héritier de La bouquinerie de Saint-Pholien, grand solitaire, célibataire endurci au chevet de sa mère paralysée et aphasique à qui il lit Maupassant. Son existence bascule lorsque surgit dans sa boutique une jeune femme affolée et affolante, enceinte, censée fuir des tueurs. Macha, venue de Kichinev en Moldavie, s’exprime dans un anglais rudimentaire, ce qui donne un tour particulier aux nombreux dialogues entre les deux protagonistes. Il l’accueille et la cache dans sa réserve. La proximité de cette femme dont la maternité transforme le corps suscite chez lui des désirs grandissants qu’il tente de calmer à coups de verres de Gigondas. Mais la lecture du journal de Michelet qui évoque sa jeune épouse Athénaïs (« Le ventre de la femme est pour l’homme un foyer de l’inspiration ») suscite chez lui de nouveaux fantasmes. Jusqu’au jour où l’aide-soignante de sa mère découvre la Moldave…

Si Christian Libens propose ici une certaine approche des femmes, il le fait dans un écrin de littérature où il convie des écrivains comme Camus, Lautréamont, Kazantzakis, Brassens, Marmontel, Roger Martin du Gard, Roland Barthes, Jean-Jacques Rousseau ou les Belges Jacqueline Harpman et Vincent Engel. Jacques De Decker, Secrétaire perpétuel honoraire de l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, ne s’y trompe quand il écrit dans la préface, la dernière publiée de son vivant, ce qui apporte une valeur supplémentaire à ces quatre récits d’un « sensiblotimental » : « Christian Libens est pétri de littérature. Il en est le messager inlassable, l’intercesseur hyperactif, s’employant à la faire rayonner dans toutes les directions, en intercesseur tous terrains s’adressant aux plus vierges comme au plus avertis. (…) Son secret est simple, mais des plus rares : c’est qu’il est, tout simplement, un écrivain authentique. »

Michel Torrekens