Archives par étiquette : corps

Célébration de la chair

Un coup de cœur du Carnet

Nathalie GASSEL, Éros androgyne et autres textes, Préface de Pierre Bourgeade, Taillis Pré, 2024, 180 p., 19 €, ISBN : 9782874502200

gassel eros androgyne et autres textesOuvrir les pages étincelantes, vertigineuses d’Éros androgyne et autres textes, c’est s’abandonner à l’œuvre littéraire sans équivalent de Nathalie Gassel, sentir qu’en amont des mots elle pose l’équivalence entre l’écriture qui bande ses muscles et le corps jouissant. Magnifiquement préfacée par Pierre Bourgeade, la réédition d’Éros androgyne s’accompagne de textes inédits qui explorent les territoires du désir, les rencontres des corps, la mystique de l’écriture et du sexe. Continuer la lecture

Cosmopoétique de la disparition

Un coup de cœur du Carnet

Caroline LAMARCHE, Cher instant je te vois, Verdier, 2024, 96 p., 20 €, ISBN : 978-2-37856-198-7

lamarche cher instant je te voisAprès le roman (La fin des abeilles) et le roman graphique (Dix ans), c’est aujourd’hui à travers la poésie que Caroline Lamarche poursuit sa mise en mots des corps de femmes devenus proies. Le corps-proie est celui mangé par le temps ou la maladie, un corps toujours situé en regard des autres, migrants oiseaux animaux, ces amis entravés eux aussi par les servitudes d’une société délétère et que les vers libres de l’autrice portent dans l’espace, sur la crête tranchante d’un récit d’amour et de mort. Continuer la lecture

Poésie de la sensation originaire

Pierre-Yves SOUCY, De si près, l’ici du corps, Lettre volée, 2023, 72 p., 15 €, ISBN : 9782873176181

Soucy De si près l'ici du corpsS’ouvrant sur une citation du poète et peintre chinois Mang Ke — « Non nous n’avons rien dit / Rien que le langage de la chair » —, laquelle citation brille comme un portique éclairant la « Stimmung » du recueil, De si près, l’ici du corps déroule une partition poétique en quatre parties. L’expérience poétique que Pierre-Yves Soucy élabore au fil d’une œuvre d’une haute tenue s’enracine dans le trouble d’un sensible qui éveille la chair à ses possibles, à sa rencontre avec l’autre comme avec ses propres vertiges. L’horizon sous lequel se tient la pensée poétique de Pierre-Yves Soucy a pour dessein l’exploration d’une sensation originaire, du chiasme merleau-pontyen du senti et du sentant que l’auteur prolonge dans le creusement d’une rencontre en intériorité entre la chair des mots et l’espace muet des corps. Son aptitude à capter les épiphanies rares d’un toucher qui brise la « solitude des chairs », d’un désir qui rencontre l’énigme de l’autre et la sienne propre extrait du vivre des moments où les chairs frôlées ou nouées communient dans la tension du vivre. Continuer la lecture

Une langue à avoir les poils

Un coup de cœur du Carnet

Constance CHLORE, L’air respirait comme un animal, Unicité, coll. « Le vrai lieu », 2022, 18 p., 12 €, ISBN : 978-2-37355-635-3

chlore l air respirait comme un animalCeux qui ont été mis à nu
charment les flammes
nées des vases brisés.
 

Spéléologie du charnel et du désir, émergence de la glaise de l’intimité où les corps s’ébrouent, ce recueil de Constance Chlore saisit comme autant de signes les traces immémoriales de l’animalité la plus archaïque et les transfigure en sons, en phonèmes, en poèmes. Au verbe, la poétesse lui insuffle, dans L’air respirait comme un animal, un rythme élémentaire, naturel et sensuel au départ de la thématique de l’animalité, à laquelle se joint celle de la « lutte entre le corps et l’esprit ». Continuer la lecture

À la recherche des déesses grecques enrobées

Guillaume DRUEZ, Nous, les grosses, Oiseaux de nuit, coll. « Romans à jouer, pièces à lire », 2020, 78 p., 10 €, ISBN : 978-2-931101-00-1

druez nous les grossesBlanche, 46 ans, souffre de boulimie. Certain·e·s sont accros au sexe, à la cigarette, à l’alcool… Elle, c’est le sucre. En totale franchise, Blanche nous raconte ses déboires avec les régimes, ce fichu calcul de l’IMC (indice de masse corporelle), ses conseils pour une pesée réussie, cette horrible étiquette d’ « obésité modérée » – qui, comparée à l’ « obésité morbide » est encore acceptable… Être grosse, c’est aussi avoir son lot de regards, de réflexions à demi-mot, de remarques hypocrites, méchantes ou psychologisantes : « Oh, elle doit certainement compenser un manque, une perte… ». Mais n’a-t-on pas le droit d’être gros·se, un point c’est tout ? Continuer la lecture

L’amour selon Libens

Christian LIBENS, Sève de femmes, Weyrich, 2020, 128 p., 13 €, ISBN : 9782874895883

La peinture de nus féminins, signée Geneviève Van Der Wielen, en couverture du recueil de nouvelles de Christian Libens, Sève de femmes, ainsi que son titre, pourraient le ranger dans la catégorie des erotica. Ce qu’il est mais pour partie seulement. Il fait d’ailleurs écho à un autre titre, Amours crues, publié au Grand Miroir en 2009, dont le présent recueil reprend trois textes aux versions remaniées et définitives. Continuer la lecture

Christine Aventin : déjouer les enfermements

Un coup de cœur du Carnet

Christine AVENTIN, Breillat des yeux le ventre, postface de Christophe Meurée, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2018, 160 p., 8,50 € / ePub : 6.99 €, ISBN : 978-2-87568-406-6

Couronné par le prix quinquennal de l’essai de la Fédération Wallonie-Bruxelles en 2017 pour sa première édition au Somnambule équivoque et aujourd’hui réédité dans la collection Espace Nord, Breillat des yeux le ventre est conçu comme un corps textuel inouï au travers duquel se conquièrent un sujet politique et un nouveau plan d’écriture. Revenant sur sa trajectoire littéraire — le coup d’envoi du Cœur en poche, la dépossession de l’œuvre, de soi, le rapt de l’œuvre par le père —, Christine Aventin tisse une machine littéraire autour d’un feu central, d’un attracteur moléculaire, Catherine Breillat. Dans un jeu de miroirs, d’interfécondation (au sens où Proust l’évoque dans Sodome et Gomorrhe), les films, les écrits de Breillat se retrouvent réengendrés dans le mouvement même où ils révèlent à Christine Aventin l’expérience d’une sororité. Breillat-Aventin en écho d’Antigone et d’une Ismène antigonisée… Continuer la lecture

Vaneigem se met à table

Raoul VANEIGEM, Propos de table. Dialogue entre la vie et le corps, Cherche midi, 2018, 350 p., 18 € / ePub : 12.99 €, ISBN : 9782749155739

Il y a quelque chose de naturellement réconfortant et d’absolument pas vain à lire, encore et toujours, Raoul Vaneigem. Au terme de son livre, Propos de table, dernier paru dans une bibliographie qui compte près d’une quarantaine d’ouvrages depuis 1967, il incite son lecteur, d’une manière délibérée et vibrante, à poursuivre ce que lui-même a entrepris chaque jour : un dialogue entre la vie et le corps. Vaneigem, qui a passé le cap de ce qu’on appelle aujourd’hui le quatrième âge, termine par un paragraphe (l’ouvrage en compte quelque sept cents de longueurs diverses, qui font tantôt trois lignes, tantôt une page) d’un optimisme sans défaillance. « Le corps, écrit-il, est un édifice terrestre – une cathédrale minérale, végétale, animale et humaine – qui commence à peine à se bâtir. » Déclaration non pas de foi, pour l’agnostique et le pourfendeur des religions qu’il reste (« Dépasser Dieu c’est réaliser l’humain »), mais bien de volonté : face à une société qui place toujours plus haut le struggle for life, où la marchandisation atteint toutes les structures du corps social et mental, pour mieux en miner les résistances et en saper les rébellions, il faut, nous rappelle l’auteur du Livre des plaisirs (Espace Nord, 2014), rugir par un « Souviens-toi de vivre » libérateur et puissant, dont tous les possibles restent à explorer. Continuer la lecture

L’espoir d’un corps nomade

Caroline COPPÉ, Nommons le mot nomade, Bruxelles, Éléments de langage, « O.L.N.I. », 2016, 14€

Engoncé dans les trivialités et les habitudes, il ne reste au corps que peu d’espace pour respirer. La conséquence, un corps qui tend à se murer dans le silence, à s’épargner, à s’exposer dans le retrait. Avec ce quatrième recueil, Caroline Coppé poursuit en quelque sorte l’échange entamé dans son précédent ouvrage, Langue morte suivie du flou, publié en 2009 à L’Arbre à paroles. Un échange fragmenté entre Elle et Lui où les courtes saynètes à haute teneur métaphysique s’enchaînent, découpées comme le synopsis d’un scénario. De prime abord, ce découpage disparate peut désarçonner. Mais c’est que cette dysharmonie voulue fait partie intégrante du propos. Très rapidement, le lecteur retrouve son chemin en isolant les obsessions qui balisent le dialogue scandé qu’il est par quelques passages en italique résonnant telles des didascalies intimes. Au final, une architecture complexe pour ce recueil au titre allitératif qui trouve naturellement sa place dans cette catégorie des O.L.N.I (Objets Littéraires Non Identifiés) imaginé par Nicolas Chieusse, initiateur du comptoir éditorial Éléments de langage. Continuer la lecture