Luc BABA, Nous serons heureux, Weyrich, coll. « La Traversée », 2020, 84 p., 7.90 €, ISBN : ISBN : 978-2-87489-585-2
De Luc Baba, nous connaissons bien des facettes : le poète, le romancier, l’auteur jeunesse, le passionné de musique… L’humoriste est moins connu. Pourtant, il ne manque pas de talent : pour s’en convaincre, il suffit de regarder ses « Conversations avec Ludo », postées durant le confinement, ou se plonger dans Nous serons heureux, savoureux roman paru chez Weyrich.
L’histoire démarre sur les chapeaux de roues : Jean et son ami Oumar sont décidés à cambrioler la poste et leur plan semble imparable.
– On met la cagoule, on sort de la voiture, on traverse la rue, on entre dans le bureau de poste, on fait très attention à la marche, et tu cries : « Tout le monde à terre ! »
– Pourquoi c’est pas toi qui cries ?
– Parce que tu as un accent arabe. Ça fait peur aux idiots. Tu cries avec l’accent arabe, et les gens obéiront. Moi j’ai l’accent de Saint-Nicolas.
– Saint-Nicolas ? Quel accent il a, Saint-Nicolas ?
– C’est une commune, Oumar. Près de Liège, il y a une commune qui s’appelle Saint-Nicolas.
– OK. Et tu ne peux pas crier, toi, avec l’accent arabe ?
– Je ne le fais pas bien. Bon, il est l’heure. Bientôt, des gens vont nous voir…
– Tout le monde nous regarde, Jean. Voler l’argent de la poste avec une Fiat jaune et rouge…
– Je n’ai pas trouvé mieux, dit Jean. Allez, on y va ! Mets la cagoule !
Il met la sienne à l’envers. Oumar est déjà dehors, le revolver à la main, la cagoule bien mise. Une cagoule orange, que tout le monde voit de loin.
– On nous regarde ! crie-t-il en frappant du poing la vitre de la voiture.
Enfin Jean le rejoint, ils traversent et entrent dans le bureau. Oumar tombe sur la marche, se relève et crie :
– Tout le monde il se couche par terre !
Mais il a exagéré l’accent, personne n’a compris, personne ne se couche.
– Il a dit : « Tout le monde à terre ! », répète Jean.
Maintenant oui, ils comprennent et obéissent. Une jeune femme aux cheveux teints en bleu se couche en riant.
– Pourquoi tu rigoles ? hurle Jean.
– Pour rien, dit-elle.
Mais elle continue de rire.
En deux pages, le lecteur est ferré ! Cela va vite aussi pour Jean et Oumar que les policiers emmènent dans le fourgon « comme des éboueurs ramassent des sacs poubelle. Vite fait bien fait. »
Les apprentis gangsters en prennent quand même pour deux mois de prison, assez pour que Jean se découvre une vocation de poète. Mais quand Cathy lui annonce qu’elle est enceinte, Jean mesure combien les chemins de la poésie sont tortueux.
Avec Nous serons heureux, Luc Baba signe un roman qui s’adresse à un large public. La langue est simple – c’est l’un des principes de la collection La Traversée, créée pour offrir de la littérature de qualité à un public d’adultes en alphabétisation – mais le récit est enlevé et plein d’humour. Attention : Jean et Oumar ne sont pas des clowns juste bons à faire sourire. L’émotion affleure parfois, sans pathos : « Maintenant qu’il est libre, il a mal d’avoir été prisonnier. Entre les murs de la prison, il attendait, rêvait, dormait le plus possible. Mais là, il a l’impression qu’on l’a blessé, puni trop longtemps. » Brossés à grands traits, les personnages ne sont pas caricaturaux et l’auteur s’y entend pour traduire la vie comme elle va.
Enfin, et ce n’est pas la moindre des qualités de ce roman, Luc Baba y parle magnifiquement de poésie et les vers de Nazim Hikmet rappellent qu’elle est à la portée de tous.
– Lisez-nous quelque chose. On va peut-être comprendre.
– Très bien ! crie le poète, heureux. Je vous lis un poème d’un poète Turc : Nazim Hikmet.
– Je connais pas, dit Karl.
– Il est mort, mais il était très connu. Par exemple, il a écrit « la chanson de ceux qui boivent le soleil ». Vous comprenez ? On ne boit pas le soleil comme de l’eau, mais on peut avoir faim ou soif de soleil quand on est enfermé.
– Lisez-nous quelque chose de ce Turc, insiste le tatoué.
Olivier respire, choisit une page, et lit lentement :
– « Allons-nous en, frère, allons-nous en. Le monde vaut la peine d’être vu. »
Le poète continue de lire, mais Jean n’écoute plus. Il ne veut plus rien entendre, juste répéter dans sa tête « la chanson de ceux qui boivent le soleil. »
On ne peut pas boire le soleil. Personne ne peut. Mais on peut quand même l’écrire.
Plus tard, il y aura aussi le poème « Peut-être », que Jean lira devant une famille bouleversée. En fait, ce texte a été écrit par les apprenants qui ont accompagné la rédaction du roman. C’est une autre caractéristique de la collection La Traversée : les auteurs soumettent leur travail à l’appréciation d’un groupe de Lire et écrire. Les romans publiés sont donc le résultat d’une collaboration, et il n’est pas banal que les auteurs soient particulièrement fiers de celle-ci.
Après Mon ami Paco (Territoires de la mémoire 2011), Elephant Island (Belfond 2016, prix Gauchez-Philippot) ou Chroniques d’une échappée belle (Maelström, 2018, prix Marcel Thiry), Luc Baba confirme qu’il explore tous les registres avec un égal bonheur. Ce roman plaira aux adultes comme aux ados, quels que soient leurs parcours de lecteurs. Une histoire accessible et accrocheuse, souriante et généreuse, et qui tient en quatre-vingt pages à peine, ce serait dommage de s’en priver !
Marc Wilmotte