L’éthique de Spinoza

Pierre ANSAY, Le cœur de Spinoza : vivre sans haine, Couleur livres, 2020, 320 p., 19 €, ISBN : 978-2-87003-902-1

Philosophe, auteur d’ouvrages sur Spinoza (Nos devenirs spinoziens, fraternels et anarchistes, Spinoza au ras de nos pâquerettes), sur Deleuze (36 outils conceptuels de Gilles Deleuze pour mieux comprendre le monde et agir en lui), co-auteur de Penser la ville avec R. Schoonbrodt, Pierre Ansay livre un essai qui, dépliant la question des affects, de la physique des passions, de la gouvernance de soi dans la philosophie de Spinoza, produit une lecture performative de l’auteur de L’Éthique. Que produit sur nous, lecteurs, le panthéisme spinoziste ? Quelle boîte à outils nous lègue-t-il afin de bien vivre avec nous-mêmes et les autres ? Comment fréquenter son œuvre nous permet-il de nous orienter dans la vie ?

Loin de produire une nouvelle exégèse après celles de Guéroult, Alquié, Brunschvicg,  Deleuze, Macherey,  Moreau, Misrahi, Negri, Balibar et bien d’autres, Pierre Ansay interroge à l’aune de la pensée de Spinoza les expériences qu’il a rencontrées. Dépliant les implications, les inférences d’une phrase tirée du Traité politique (« j’ai pris grand soin de ne pas tourner en dérision les actions des hommes, de ne pas les déplorer, ni de les maudire, mais de les comprendre »), l’essai décline les lignes de conduite, les préceptes de vie qui en découlent. Comment parvenir à comprendre les hommes, fût-ce dans leurs actions les plus criminelles, sans se laisser gagner par la haine ? Comment combattre sans haine ceux qui amoindrissent nos puissances de vie et nous plongent dans l’esclavage, la désolation ?

Dans Le cœur de Spinoza : vivre sans haine, Pierre Ansay questionne les enseignements pratiques que l’on peut tirer de l’éthique spinoziste. Là où la morale repose sur la transcendance de valeurs absolues (le Bien et le Mal), l’éthique promeut une pensée de l’immanence où les notions relatives de bon et de mauvais se substituent au Bien et au Mal. Rompant avec le dualisme cartésien, avec la conception cartésienne d’une liberté liée à la volonté, refusant de voir l’homme comme « maître et possesseur de la nature » (Descartes), comme « un empire dans un empire » comme l’écrit Spinoza, ce dernier pose l’éthique comme une voie menant de l’aliénation à la libération, une libération qui fait l’objet de la cinquième et dernière partie de L’Éthique. Exemples concrets à l’appui, Pierre Ansay montre combien, dans la question de la gouvernance des passions, Descartes et Spinoza divergent. À la condamnation cartésienne des passions, des illusions des sens au profit de l’entendement, de l’esprit, Spinoza oppose une physique des affects dont découle une ligne éthique : passer des affects passifs aux affects actifs, vaincre les passions tristes afin d’accéder à la béatitude. Descartes déprécie le corps, le registre des passions dont la raison doit venir à bout. Annonçant Nietzsche, Spinoza rompt avec le dispositif de la haine du sensible, de la dépréciation du corps à l’œuvre chez Platon et Descartes.

Les affects tristes que Pierre Ansay analyse (jalousie, envie, regret, colère…) correspondent à une connaissance inadéquate, celle du premier genre. Le cognitif et l’éthique sont intimement liés chez Spinoza. L’élaboration d’une éthique vise à mener les hommes de la servitude à la liberté. Le critère est celui de l’intensité : sont bonnes les connexions qui augmentent nos puissances d’agir, qui aiguisent l’affect de la joie, mauvaises les rencontres qui diminuent nos puissance d’agir et exacerbent les passions tristes comme la haine. L’essai démontre comment la philosophie de Spinoza peut nous aider à naviguer dans la vie, dans le sens d’un accroissement des passions joyeuses, un accroissement corrélé à celui de nos idées adéquates. Il n’y a pas de gain éthique qui ne soit un gain de connaissance. Spinoza fait souffler « un vent d’optimisme joyeux sur nos devenirs » dès lors que nous pouvons œuvrer à la transmutation des affects passifs en affects actifs.

Pour ceux qui seraient tentés de voir dans L’Éthique une sophistication de l’enseignement de Jésus, Pierre Ansay veille à distinguer le triomphe de la haine par l’amour chez Spinoza de l’évangile de l’amour (hyperbolisé en mortification). La manière dont le Christ désarme la haine, en tendant la joue gauche quand on agresse sa joue droite, n’a rien en commun avec la manière combative dont Spinoza fait rendre l’âme aux passions haineuses. Il nous est loisible de changer les affects passifs (que nous subissons, qui s’exercent sur nous) en affects actifs pour autant que nous les comprenions sous la lumière de la raison. La libération se situe dans ce passage de la passivité à l’activité.

Véronique Bergen