Où l’insignifiant jouxte l’essentiel

Serge NÚÑEZ TOLIN, Près de la goutte d’eau sous une pluie drue, Rougerie, 2020, 70 p., 13 €, ISBN : 978-2-85668-407-8

Tel qu’il se révèle à petites touches dans ce nouveau recueil, l’auteur n’est pas un écorché vif ou un parangon de l’angoisse existentielle, tant s’en faut. Au gré de nombreuses variantes, le thème de l’Accord en effet ne cesse de se renforcer en se répétant au fil des pages : connivence du poète avec la nature en ses aspects les plus humbles, bouffées de joie, sentiment apaisant d’exister, « nuit resplendissante de la présence », intuitions de la totalité et de la beauté, bonheur comme « risque » à prendre ou, plus simplement, comme cet accueil du matin qui se fait en moi autant qu’au dehors. Ainsi le texte de Flaubert qui ouvre la seconde partie rêve-t-il d’une assimilation complète avec le monde naturel. Même un bref moment de mélancolie ne suffit pas à fissurer la confiance. Le plus surprenant, dans tout ceci, est la bonne adéquation du langage verbal au réel : « les mots rejoignent ce qu’ils désignent. Tout s’accorde alors que je parle, chaque mot fait mouche et les choses reçoivent, avec le nom qu’on leur a donné, notre présence reconduite » ; « passer les mots par la prairie du réel. […] S’ajuster au réel, ce qu’on ne cesse de faire ». On le constate, leçon d’attente, d’attention et de patience, la poésie de Serge Núñez Tolin tranche fortement avec une tendance dominante ces dernières décennies : l’extrême difficulté de trouver une entente stable avec soi-même, condition pourtant indispensable pour faire la paix avec le monde extérieur et les autres, l’inadéquation radicale des mots jouant dans ce mal-être un rôle décisif.

Hormis quelques évocations du littoral, l’imaginaire qui se déploie dans Près de la goutte d’eau […] fait une large place au paysage rural le plus sage : prairies, clôtures, chemins défoncés, à quoi s’ajoute l’intérieur de la maison – une table, une lampe. Le monde animal est quasi absent. Rien de mystérieux, de spectaculaire ou d’insolite, sinon cette modestie même. Ou ce très insistant motif de la fenêtre par laquelle le poète regarde au dehors, comme s’il se tenait dans un œil énorme, mise en abyme inversée de l’expérience scopique. « Rien n’y fait, cela m’empoigne depuis nulle part, me jette à la fenêtre ». Jamais la vitre n’est vue de l’extérieur, jamais elle n’est celle d’un miroir, on la nettoie si elle est salie : le regard ici est par nature centrifuge. S’y trouvent souvent noués deux autres motifs antagonistes, eux aussi très récurrents : le mot, le silence. « Pousser les mots par la fenêtre », la pluie écoutée à la fenêtre devient « la butée incessante des mots », le silence  est « un bourdonnement passionnel ». Sous la simplicité du vocabulaire et du style, sous l’apparente tranquillité des propos tenus, c’est une dialectique désarçonnante qui se met en place au fil des pages : parler, se taire, regarder, trois manières complémentaires et imparfaites pour le poète de rejoindre le réel, de rejoindre sa propre réalité. Seuls deux personnages l’accompagnent dans cette quête : incidemment le père disparu, plus constamment la femme aimante et aimée, par lesquels le monologue échappe quelque peu à sa propre solitude.

Plus secret sans doute, un composant à la fois imaginaire et thématique sous-tend le livre en son ensemble : la scansion du va-et-vient, quasi omniprésente sous des formes diverses. En témoigne le jeu du flux et du reflux au bord de mer, d’où résulte le « vaste estran », la « sauvagerie d’un ressac », le tumulte fascinant des mouettes et des goélands. Moins bruyante est l’alternance jour/nuit, avec l’attention particulière aux moments de transition, crépuscules éphémères du matin et du soir. Le fonctionnement du corps est lui aussi visé, notamment le cœur qui « n’a pour se poser que son rythme régulier qu’il suit comme un funambule son fil ». Mais le tempo le plus insistant au gré des pages est sans conteste celui de la respiration, alternance continuelle d’absorption et d’expulsion, qui est « partout », « jour après jour », permet de « toucher le sol des présences », devient l’essence même du vivant… Le mécanisme rythmique en général occupe donc dans Près de la goutte d’eau une position névralgique, avec sa clé de voute : le moment précis de l’inversion, déjà évoqué sous le motif du crépuscule. « La marée basse qui se découvre jusqu’au point de la remontée des eaux. Mais ce point de la remontée des choses est le moment d’une fragilité intense, presque une disparition ». Avec patience et obstination, la poésie de S. Núñez Tolin guette ces instants, sites ou faits d’apparence insignifiante, où vient pourtant s’articuler quelque chose d’essentiel, telle cette minuscule « goutte d’eau » invraisemblablement distinguée dans la cohue d’une « pluie drue ».

Daniel Laroche