Un coup de cœur du Carnet
Diane MEUR, Sous le ciel des hommes, Sabine Wespieser, 2020, 336 p., 22 € / ePub : 16.99 €, ISBN : 978-2-84805-361-5
De livre en livre, Diane Meur innove et surprend. C’est encore le cas avec ce roman, Sous le ciel des hommes, à la fois grave et malicieux. Le premier protagoniste en est un lieu, le grand-duché d’Éponne, centre financier et d’affaires. L’atmosphère y est pesante, mentalement étriquée. Pourtant sous « les eaux étales de l’ennui » de cet État aux fêtes dynastiques désuètes vivent des femmes et des hommes que Diane Meur décrit dans leur quotidien, parfois joyeux, souvent difficile.
Il y a Jean-Marc Féron, un auteur reconnu qui s’est lancé dans un projet de livre original mais qu’il peine à maîtriser. En contrepoint, un groupe de contestataires s’attache à la rédaction d’un pamphlet collectif, Remonter le courant, critique de la déraison capitaliste. Un vieux professeur Waizer est leur modèle. On trouve encore Sylvie, cadre d’une grande entreprise haut lieu d’intrigues de pouvoir, son mari, son fils, et son amant. Et puis, il y a la face sombre des sociétés riches, les immigrés et les clandestins, Ghoûn, Semira, Hossein, trois destins exemplaires de ce que sont le déracinement et la précarité. Tous ces personnages se croisent au gré des circonstances et des hasards de la vie. Par cet aspect de son roman, Diane Meur compose une fresque sociale éclairante et dessine la diversité des attentes et des destins. La figure du migrant est centrale. Comme le dit Waizer : « Il faut avoir été arraché aux lieux, avoir perdu sa place, au sens propre ou au sens figuré, pour concevoir autre chose, imaginer ce qui pourrait être et n’existe encore nulle part. » Lui-même vit une forme particulière d’exil : sa vieille compagne est morte, mais en fait elle « était restée où elle était, et c’est lui qui était parti, avait été exilé dans un monde inconnu, étranger, qui continuait d’avancer sans elle ».
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Sans qu’ils le sachent, les personnages sont réunis par le fait d’écrire avec les enjeux personnels de ce que cela représente pour chacun. Jean-Marc cherche une forme d’aide pour lui permettre de sortir de l’impasse. Inversement, les joyeux pamphlétaires trouvent dans la justesse vécue de leur cause un véritable plaisir d’écriture, avec des formules qui font mouche et une rhétorique éblouissante. L’on se prend à penser que la première à s’être amusée à ce pamphlet est l’autrice elle-même. Et le lecteur, lui, ne peut qu’être séduit par cette subtile mise en perspective de la « déraison capitaliste ». Ghoûn, le réfugié, est confronté à deux situations contradictoires : d’une part, il lui faut remplir des formulaires aux notions absurdes et difficiles à comprendre ; d’autre part, lui qui connaît bien la poésie de son pays, découvre l’existence d’un poète exilé mort dans ce grand-duché. Et puis, il a cette habitude qui le fait tenir : les rares fois où lui arrivent des choses positives, il les écrit dans son carnet sous la rubrique « Bonheur du jour ». Semira, femme de ménage, se révèle une excellente pédagogue pour le fils de Sylvie. Une façon de rappeler que ceux qui tentent la difficile épreuve de l’exil sont souvent trop qualifiés pour les emplois qu’on leur propose. Sylvie, elle, se situe dans le non verbal, cherchant à décrypter, dans sa recherche de promotion, le sens de signes ténus, comme le type de place qu’on lui a réservée dans l’avion ou la catégorie de chambre d’hôtel. Elle tente aussi d’interpréter les variations de son humeur et ce qui les provoque, ce sismographe personnel.
À plusieurs reprises, la traductrice qu’est par ailleurs Diane Meur s’arrête sur les ambiguïtés du français (car on parle le français au grand-duché d’Éponne) et d’autant plus pour les migrants, comme le mot « emprunt » pour désigner le fait de pouvoir ramener chez soi. Ou les sens multiples de consommer et de consommateur, sur lesquels Stanko base sa flamboyante contribution au pamphlet. Ou Ghoûn qui comprend un jour ce que c’est que de « perdre pied ».
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Si le propos est sérieux et parfois grave, il y a aussi chez Diane Meur un humour et une malice qui transparaissent à toutes les pages. Le roman est constitué de 26 chapitres, mettant en scène des personnages différents, et est construit sur la formule du contrepoint, les situations des personnages se répondant ou s’inversant. Ainsi deux chapitres commencent sur les mêmes mots, mais ce qui arrive aux protagonistes est tout opposé. L’entrée dans la maison est décrite de façon différente selon qu’il s’agit de Sylvie ou de la femme de ménage. Les rendez-vous et les croisements qu’ils impliquent sont nombreux, avec chacun un rituel culinaire propre. Et si Jean-Marc ne comprend pas la richesse de la personnalité de son interlocuteur, c’est sans doute parce qu’il a dédaigné sa cuisine, pourtant excellente.
Le style est raffiné, délicat, mais aussi plein d’humour, de formulations heureuses et souvent drôles : le grand internationaliste vante les qualités –pourtant relatives – de la pâtisserie de son quartier. De discrètes allusions à ses romans antérieurs sont un autre aspect de l’écriture jubilatoire de Diane Meur.
Mais le titre, Sous le ciel des hommes ? De petites mentions disséminées permettent d’en voir la richesse. C’est Waizer, le vieux professeur qui donne quelques éléments. « Là-haut, le ciel qui n’appartient à personne, où, par le vol ou l’esprit, on se meut librement. (…) En bas, la terre qu’on borne et qu’on s’approprie, dont on fouille les sols, dont on brevète les fruits, cette pauvre terre qui est devenue la terre des hommes. » Qui est privatisée en somme. Quelle liberté les hommes peuvent-ils trouver sous le ciel ? Et pour Fabio, le verbiage tellement creux n’est, lui, qu’« une toile peinte, dans un théâtre, qui se fait passer pour le ciel et qu’on voudrait soudain arracher, jeter bas ».
Joseph Duhamel