Un coup de cœur du Carnet
Benoît PEETERS, Sandor Ferenczi. L’enfant terrible de la psychanalyse, Flammarion, 2020, 384 p, 23,90 € / ePub : 14.99 €, ISBN : 978-2-08-134727-4
1. Enfant terrible de la psychanalyse : l’expression qui fournit le sous-titre de l’ouvrage est révélatrice. Dès qu’on s’intéresse à lui, Ferenczi frappe par son sérieux, sa sagesse, sa profondeur, ses scrupules. Il est vraiment le contraire d’un fantaisiste ou d’un provocateur. S’il peut être qualifié d’enfant terrible, c’est à cause de son aura de dissidence. Ce terme a servi, on le sait, à réprimer la liberté de pensée et le jugement critique, en Union soviétique. Il garde tout son pouvoir réducteur encore aujourd’hui. Ainsi le nom de Ferenczi, en 2020, reste méconnu et même occulté. Ce n’est pas que l’idéologie contemporaine ait vraiment cherché à étouffer ce nom. C’est qu’il nous parvient à travers un brouillage des cartes analogue aux perturbations hertziennes qui visaient à entraver les émissions de radio Londres.
2. C’est le mérite immédiat de l’essai de Benoît Peeters de nous raconter la vie et l’entreprise de Sandor Ferenczi en les prenant « par le bon bout de la raison ». Non pas en analysant les courants et les destins d’une époque, mais en décrivant la singularité d’une trajectoire et en en dégageant le seul vrai enjeu : qu’est-ce qu’une pensée, quand son auteur est mort ? Quels moyens d’exploration du monde, de découverte et de redécouverte de l’île de notre propre esprit nous lègue-t-il ?
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3. Ferenczi n’était pas un métaphysicien, lancé dans une quête d’idées pures, mais un homme qui plus que bien d’autres a vécu, parfois joui, souvent souffert, sans parler de sa fin atroce. Il serait fallacieux de détacher la biographie de l’état des recherches et des publications. L’équilibre entre la monographie intellectuelle et la biographie reste toujours fragile. Peeters a écrit un ouvrage si bien conçu et si bien construit que sans jamais s’éloigner des référents biographiques, avec au contraire un habile tropisme chronologique, il propose un condensé de la pensée de Ferenczi, qui nous fait passer d’un regard informatif sur le savant hongrois à une connaissance simple, et comme intuitive, de l’originalité et de l’impact de son travail. Il fallait beaucoup d’art pour arriver à ce résultat.
4. Le découpage du livre est en soi une trouvaille, un GPS extrêmement ingénieux. Il permet de circuler avec légèreté dans le temps mental de Ferenczi – qui peu à peu, devient un temps tragique – sans jamais perdre de vue l’objet central de ce « récit ». Il y a un montage par évidences, par associations d’idées nécessaires, qui fonctionne remarquablement et qui fournit à l’économie du livre sa légèreté et son efficacité à la fois.
5. De même, les démarrages de chapitres, leurs incipit, proposent-ils des fenêtres d’entrée simples, claires et avec pourtant une part de mystère dans ce qui pourrait être une suite de dates enchevêtrées. Qui plus est, ils constituent des clés efficaces. Chaque chapitre en effet est titré par sa première phrase, ou son premier membre de phrase, et donne ainsi une indication chronologique très précise qui combine le sens technique et l’annonce intuitive de ce que le chapitre va développer.
6. Un bel exemple de cette ombre portée du pressentiment sur l’explicite se trouve au chapitre 3, où l’auteur, revenant un moment sur ses années de formation, retrouve le souvenir de sa découverte de Ferenczi au lycée Hoche de Versailles, quand son professeur étudiait la seule œuvre traduite à l’époque du penseur hongrois (Thalassa) et lui faisait entrevoir la trajectoire singulière d’un auteur encore inconnu : en porte-à-faux sur le courant majoritaire, merveilleusement créatif et original au milieu des tensions de sa vie et de ses recherches, dans un contexte défavorable, en plein freudisme exclusif Cette évocation donne une nécessité rétrospective, une sorte de saveur personnelle, à cette entreprise de longue haleine.
7. Le disciple préféré de Freud, comme tout disciple préféré peut-être, lui faisait de l’ombre : non pas parce que sa notoriété rivalisait avec la sienne, mais parce que l’autonomie croissante de la pensée de Ferenczi, ses jugements critiques, ses mises en cause de la doxa (notamment sur la réalité biaisée du rapport entre patient et analyste) les éloignaient de plus en plus du rapport féodal souhaité.
8. Thalassa, essai sur la théorie de la génitalité (1924), « l’application la plus hardie de la psychanalyse qui ait jamais été tentée » (Freud), marque le sommet de l’entente entre les deux hommes ; la lecture à haute voix de la communication prévue pour le congrès de Wiesbaden (1932), leur point de rupture. La mort de Ferenczi, l’année suivante, ouvre le champ à une entreprise concertée de dévalorisation de la pensée ferenczienne, et de l’homme lui-même.
9. La liquidation de Ferenczi a failli réussir, et sans le cancer de Freud, qui a relativisé les urgences conflictuelles, sans surtout la fin prématurée, en 1933, de Ferenczi, la relation aurait sans doute abouti à un conflit déclaré, au lieu qu’ici, elle a pu rester dans l’entre-deux de la rupture, jusqu’au bout.
10. À la mort de Ferenczi, à 59 ans, d’anémie pernicieuse, Freud, à qui il arrivait de prendre comme une attaque personnelle les opinions divergentes, et comme une preuve de névrose la liberté d’esprit à l’égard de ses propres thèses, évoque chez son ex-disciple hongrois un processus de dégradation physique compliqué par « une dégénérescence psychique qui a pris la forme d’une paranoïa ». Cette thèse, qui a été relayée fidèlement par les premiers biographes de Freud, commence à céder la place à une autre idée, plus nuancée et plus prometteuse : celle que la psychologie expérimentale s’enrichit de ses supposées déviances, et que la liberté est un formidable instrument de savoir.
11. Certes, les derniers stades de la maladie de Ferenczi n’ont pas facilité ses relations à autrui, fût-ce à sa propre femme. Les troubles de la vision, de la locomotion et la paralysie des mains ont parfois provoqué chez lui des accès d’irritation agressive. Mais la paranoïa est tout autre chose : une conduite interprétative délirante dont Ferenczi ne fut pas atteint. Il fut, en revanche, de plus en plus critique à l’égard du freudisme triomphant du début des années trente. Et assez raisonnable et humain toutefois pour encourager Freud à quitter une Autriche où le succès du nazisme ne laissait plus de place aux illusions.
12. Pour ceux de plus en plus nombreux qui ont parfois le sentiment que les théories de Freud ont abouti au développement du freudisme et non à un progrès dans la connaissance de l’âme humaine et qui se persuadent volontiers, lisant William James ou simplement les écrits autobiographiques de Stendhal, qu’en matière de psychologie, le 20e siècle a connu plutôt une excroissance paradoxale qu’un progrès véritable, le parcours de Ferenczi, surtout celui des années 1929-1932, semble constituer une sorte de deuxième chance de la psychanalyse.
13. Ainsi l’essai de Benoît Peeters a-t-il quelque chose d’enchanté. Il raconte un des épisodes les plus remarquables de la pensée humaine. Non en prétendant dégager de sa gangue une vérité unique et incontournable. Mais en montrant au contraire le choc des idées et la dialectique qui permet que des perspectives nouvelles naissent des échanges et des contradictions entre des points de vue convergents mais qui conservent leur part d’irréductible. Il nous fait fréquenter, durant quelque 380 pages limpides, un club de gens très intelligents, travailleurs acharnés, inventeurs parfois farfelus, égotistes absolus, jouisseurs abstraits, toujours dans des conflits de pouvoir, des jeux de séduction, des désirs de gloire, des instants de dépression et de brusques fusées de sens retrouvé.
14. Ce livre multiplie les signes et les preuves « internes » de la grandeur de Freud, mais la trajectoire d’abord contiguë puis divergente de Ferenczi nous permet de lire une autre histoire : celle d’un disciple qui développe un regard et une liberté de pensée dans le même temps que son maître commence à perdre les siens, à tel point que l’entente dialectique devient peu à peu rivalité, ce qui signifie conflit latent.
15. « Une chose est claire, note lucidement Peeters : ‘la passion de guérir’ est bien plus forte chez Ferenczi que chez Freud. » Le second n’est pas loin de mépriser les malades ; il a souvent des jugements très durs à leur égard ; il cherche à les faire entrer dans une grille de lecture subtile mais contraignante. Ferenczi cherche à comprendre ses patients et n’hésite pas à prendre, si on peut dire, leur parti contre le pouvoir de l’analyste, allant jusqu’à envisager que leurs réticences et leurs dénégations ne sont pas forcément des dénis ou des leurres, mais une expression de la vérité. Le malentendu, dès lors, ne peut être qu’une source d’antagonisme croissant entre deux hommes si entiers et si passionnément inscrits dans l’exploration d’un monde de brumes.
16. Freud, on le sait, attribuait le destin de ceux « qui échouent devant le succès » au versant paternel de l’Œdipe. Le demi-échec, l’insuccès relatif, de Ferenczi au cours de sa vie, et particulièrement durant ses trois ou quatre dernières années, sont à présent presque entièrement levés. On le redécouvre, on le lit, il entre à présent dans un cercle de lumière qui lui est propre, et la malédiction d’Œdipe, qui paraissait inexorable, se dissipe. Le livre concerté et plein de vie de Benoît Peeters semble devoir jouer un rôle important dans ce réajustement des perspectives.
17. L’intérêt du sujet, le sérieux avec lequel il est abordé, la légèreté par laquelle on entre dans des délibérations parfois complexes, ne sont pas les seuls motifs d’apprécier ce livre et de s’y enfoncer. Au fil de la lecture, on découvre assez vite, avec un enthousiasme d’esprit en alerte, que l’auteur a mis au point un ton de dévoilement, original autant qu’efficace, à la faveur d’une excellente oreille musicale qui nous fait percevoir un récit complet sous les faits disjoints.
18. Avec sa prestesse d’exposition et son sens des proportions, Peeters réussit très bien à donner un sentiment de découverte et surtout d’urgence à cette exploration d’une sorte de futur du passé. Nous constatons en lisant ce livre que nous n’étions pas si seuls, et que si le but de la psychologie n’est pas de réduire, mais de comprendre le moteur des conduites humaines, à travers quelques faits vrais et beaucoup d’intuitions vérifiées – l’expérience n’est pas achevée.
19. Il y a quelque chose de borgésien dans la démarche intellectuelle de Benoit Peeters, dont les principaux titres (tels qu’ils sont rappelés en quatrième de couverture : Derrida, Valéry, Hergé, les Cites obscures) manifestent à la fois la diversité apparente de ses pôles d’intérêt et son obstination tout à fait centrale à explorer des écritures singulières et complexes et à les prolonger dans ses propres écrits, là où le fil d’Ariane conduit au cœur du labyrinthe.
Luc Dellisse