Antoine Boute. Propagation de l’insurrection biohardcore

Un coup de cœur du Carnet

Antoine BOUTE, Stéphane DE GROEF, Adrien HERDA, Manuel de civilité biohardcore, Tusitala et FRMK, 2020, 64 p., 24 €, ISBN : 979-10-92159-21-9

boute de groff herda manuel de civilité biohardcoreInventant des agencements esthético-politiques qui font voler en éclats la littérature en batterie, bouturant le texte et l’image jusqu’à produire une économie du signe qui excède le plan de l’économie, Manuel de civilité biohardcore libère une anti-pédagogie de l’ensauvagement qui plante des fleurs, des champs d’orties sur le chaos. Co-édité par l’éditeur FRMK (dont nous saluons encore une fois la fabuleuse ligne éditoriale, inventive, poétique et incendiaire) et par Tusitala, l’ouvrage trans-graphique inouï concocté  par Antoine Boute, Stéphane de Groef et Adrien Herda lance une machine de guerre contre un monde avachi dans l’apocalypse high tech.

La face du monde
ne nous plaît pas.

Le monde contemporain
dans sa face tangible
ne ressemble plus du
tout assez
à
une forêt
ce qui est triste
car nous croyons
au paradigme de la forêt

Les rythmes du punk hardcore irradient ce manifeste de la révolution biohardcore qui, à coups de libido alternative, d’anti-consignes de survie, fait souffler une insurrection libertaire nourrie d’un néo-surréalisme de combat. « Destroy carrière », « Opération fin du monde potagère-jungle », « Île flottante et survivalisme post-humain », « glandage libidinal »… que ce soit sous la forme d’un dispositif inventif, ivre de couleurs, alliant mots et dessins ou sous celui d’un texte lettré en gris, les planches détournent les points d’étranglement du néolibéralisme pour en faire des lignes de fuite. D’Objectif lune, on passe à « Objectif crasse », du puritanisme sexonoétique dominant, on passe à une érotique biohardcore, une guérilla qui attaque le règne de l’asphalte par la végétalisation, le devenir forêt de la ville. Le gang (biohardcore) Antoine Boute, Stéphane de Groef et Adrien Herda n’invente pas l’équivalent artistique de la pratique militante des « seed bombs », des lancers de bombes à graines : les mottes de phrases, les lianes de dessins qu’ils sèment entre rage et ludisme sont autant de « seed bombs » sur fond d’anarchie interspéciste. Dans une Grèce étranglée par les politiques d’austérité, la parabole de « Destroy carrière » se résume à quelques actes : « 1. naître grec », « 2. Vivre les conséquences de la crise », « 3. Adopter un riche (pas trop pervers) », « 4. Se faire violer », « 5. Eh les humains »…, « 6. Allez tous vous faire foutre ! » tandis que dans cette sixième case l’adolescent fait sauter toute la maison. D’autres instructions guérillères sont distillées au fil des pages comme assommer les propriétaires de spécimens canins et danser avec les « chiens sauvages à l’intelligence rayonnante », rejoindre les « réseaux terroristes d’orties » et semer des orties dans des centres commerciaux dévastés, récolter le liquide séminal de taureau et commercialiser les « black semen », s’adonner à un strip-tease au-dessus d’un pont à l’endroit où passe un camion à bestiaux, affoler le chauffeur qui crashe et libérer les animaux promis à l’abattoir…

La blague du réel c’est ça le secret de la tristesse fondamentale cosmique. C’est ça le carnaval voyez-vous. Chaque atome est un carnaval. Le carnaval est atomique et subatomique et mégalocosmique  et son secret c’est que ce sera toujours l’intensité qui aura le dernier mot ! 

À la différence des cd uniface, à l’instar des disques vinyl, Manuel de civilité biohardcore a une face A et une face B. Sur la A, nous lisons un récit de la version contemporaine de l’enfer que vivent les humains opprimés, exploités, crevant de burn out chez Amazon, qu’endurent les non-humains parqués dans des zoos, des laboratoires, finissant à l’abattoir, les forêts  incendiées au profit de l’agrobusiness et du bolsonazisme. Sur la face B, nous découvrons comment faire de la vie à partir de la mort, comment radicaliser les luttes dans un mood punk dadaïste alors que tant d’humains arborent des têtes ballon de football, des têtes de lobbyistes créant « un monde de merde ». Antoine Boute et ses comparses boutant le feu au cordon sanitaire du non-penser, aux recyclages néolibéraux, totalitaires du « Sieg Heil », il n’y a pas de face A et de face B qui tiennent, mais un chant multicellulaire qui appelle à la propagation de l’insurrection biohardcore. Antoine Boute vous le troglodyte en open tuning style Keith Richards : « ce sera toujours l’intensité qui aura le dernier mot ! ».

Véronique Bergen