Luc Dellisse, homme libre, toujours…

Luc DELLISSE, Le cercle des îles, Cormier, 2020, 108 p., 18 €, ISBN : 9782875980243

luc dellisse le cercle des ilesUn double mouvement, systole-diastole, semble bercer toute l’œuvre de Luc Dellisse. Sans la contraindre à une programmation rigide, l’auteur lui infléchit – consciemment ou non ? – une rythmique plus proche du pneuma que de la dunamis… Publier donc un essai, puis un recueil de nouvelles, un essai encore, puis un recueil de poèmes, témoigne à la fois d’un vitalisme pulsatile, profond, ainsi que d’une cohérence insoumise à tout, si ce n’est à l’impératif de liberté grande.

Voici qu’on ouvre, ou plutôt que s’ouvre à nous, Le cercle des îles. Le motif n’est-il pas éculé, depuis que Rimbaud lança sur les flots son bateau ivre ? Dellisse n’avait-il pas épuisé la topique dans un récent essai placé sous le signe de Robinson ? En des temps où l’on vous demande, et en uniforme encore, des comptes si vous circulez dans une commune où vous n’êtes pas domicilié, n’est-il pas quelque peu sadique de faire miroiter d’inaccessibles lointains ? Et puisqu’il paraît que chacun de nous en est une, d’île, à quoi bon explorer celles des autres, fussent-elles les dominions de quelque poète inspiré ? C’est qu’ici, le périple est tout intérieur. Si le corps se cantonne dans une certaine sédentarité, l’âme se réserve le souverain privilège du nomadisme.

Aucun des tropiques qu’elle longe n’est triste – car Dellisse est de ceux qui savent que, des larmes comme de l’eau de mer, il ne faut retenir que le sel –, mais empreint avec justesse d’une nostalgie maîtrisée, sans apitoiement sur soi ni sur le monde ancien, qui à chaque jour s’engloutit. Pas de « voyage » non plus dans ces pages, mais de capricieuses circumnavigations qui épousent une mémoire fugitive et riche d’un très long cours.

L’insomnie guette qui se lance dans une telle odyssée silencieuse, mais c’est pour mieux se retrouver, se situer… « Se réveiller au milieu de la nuit, et savoir aussitôt où l’on est : dans le cercle ».  L’ancre peut être jetée dans des baies ou des criques réelles auxquelles on accosta jadis ; le paysage demeure celui que les impressions, les sensations, consentent à réinventer à chaque encablure de conquise. Au fil de ces textes, les images se filent et s’enchaînent, de façon très cinématographique, comme si Dellisse, inversant le principe esthétique de la Nouvelle vague, créait le stylo-caméra. Les visions ne surgissent pas, elles s’imposent comme autant d’évidences, prises dans les mailles d’une sémantique à dominante marine, aux liquidités sensuelles.

Dellisse aime ainsi le sang qui sourd des baisers, dont il savoure chaque morsure quand une présence l’accompagne un peu. Mais à tout prendre, il préfère la fréquentation des « hauts geysers de solitude / [qui] s’accrochent à nos rayons de leurs lèvres bifides / Et provoquent au dessus du vide / Le simulacre des regrets. »

Est-ce là être utile à la société ?, s’interroge Dellisse, comme s’il anticipait avec lucidité le procès intenté depuis des siècles au poète… Le ton, pour une fois, se fait péremptoire : « Il est utile. Il rend des services incompréhensibles au monde ordinaire, mais dont les effets éventent, bouleversent, réorganisent les cales, le ponton, l’équipage, les passagers, les couloirs, le ciel. Ses yeux de faux aveugle voient tout ce qui est durée ». Voilà en quoi la littérature sert à tous, sans servir quiconque. Elle sert à rappeler aussi que, pour l’écrivain authentique, chaque phrase signe un crucial passage de la ligne. Les horizons qu’il nous désigne peuvent se quitter des yeux, pas de l’esprit, et jamais du cœur.

Frédéric Saenen