Un coup de cœur du Carnet
Jean-Claude PIROTTE, Je me transporte partout. 5000 poèmes inédits (2012-2014), Cherche Midi, 2020, 740 p., 29 € / ePub : 16.99 €, ISBN : 978-2-7491-5543-2
Avant de s’éclipser définitivement au printemps 2014, traçant sa dernière route vers les rivages lointains de l’enfance perdue, Jean-Claude Pirotte nous avait aimablement prévenus :
après ma mort je publierai
des poèmes inattendus
mais pas avant je reste au rez-
de chaussée des rimeurs perdus
Et voici donc, en ces temps noirs de confinement où vagabondages, errances, déplacements, voyages, nous deviennent contraignants voire interdits, que le rimeur (pas si perdu) de Passage des ombres (2008) et de La vallée de Misère (1987) nous détourne, selon sa méthode coutumière – à la flibuste et sans barguigner –, de la droite ligne qui nous mènerait de vie à trépas. Pour viatique, bien à plat sur la table, il nous a préparé un ou deux flacons de bon vin (cépage au choix). Et un fort volume cartonné de plus de 700 pages format A4 : un ensemble inouï de cinq mille poèmes inédits, qui couvrent les deux dernières années de sa vie, de 2012 à 2014. Son titre sonne comme un dernier pied-de-nez : Je me transporte partout. Pour celui qui fut obligé de quitter ses refuges aimés, la mer du Nord, le Jura suisse, l’Aube, pour se trouver comme incarcéré à Namur, lieu de naissance et de mort, confiné par la maladie et son cortège de chimio, il n’y avait pas de temps à perdre. Pirotte ne s’arrête pas :
si je m’arrête je tremble…
je me sens couvert de cendres
Écrire. Écrire, et lire encore, ceux qu’il nomme ses « Veilleurs », compagnons de vie qui souvent, donnent un incipit, ou une finale, à un poème : au hasard, Max Jacob, Paul de Roux, Henri Thomas, Dhôtel bien sûr, Apollinaire, Verlaine, Queneau, Chardonne, Villon, Armen Lubin ou Mac Orlan. Écrire. L’ouvrage n’a ni préface, ni introduction. De page en page, sur trois colonnes, sont alignés rigoureusement sonnets, dizains, huitains, quatrains, avec un titre, une date de début et de fin, un lieu. Parfois, une mention médicale, entre parenthèses, clôt un poème : (paralysie faciale). Au total, quarante chapitres ou recueils, qui forment une litanie musicale de titres correspondant aux escales temporelles. Une sorte d’avalanche poétique, de grand envol à bouts rimés vers un ailleurs, de voyage infini vers les contrées de toujours, alors que la Faucheuse menace pour de bon :
j’ai perdu la mer la montagne
me voici dans une campagne
où les mésanges sont nombreuses
disputant la pâture au merle
des champs des champs et peu de fermes
mais un jardin au coin ombreux
et moi perdu devant ma mort
fort exposé dans le décor
On prend l’ouvrage comme on veut. Pas de fonds de tiroirs ici, il s’agit bel et bien d’une continuité, voulue par l’auteur, y compris dans ses rimes macaroniques dont il se moque. On l’ouvre n’importe où, on le lit comme on respire, en suivant la trace quotidienne et parfois très prosaïque du poète, avec son bagage de nostalgie vivante, de retour sur soi-même, sur l’enfance qu’il aurait voulu avoir. Ces choses vues et vécues, et d’autres démesurées, ni tout à fait vraies, ni complètement fausses.
souffler le chaud
souffler le froid
c’est un défaut
mais ça me va
Car la trame pirottienne, observée au travers de ses recueils de poèmes et romans, reste identique. Elle noue ses fils parfois de grosses cordes, parfois de fétus de paille, mais sans perdre de vue les paysages qui se dévoilent au devant. S’il y a bien un passé, c’est toujours pour y convier le présent. Presque obsessionnellement, Pirotte va saisir pour un instant d’écriture, les reliefs et les vallons, les nuances des saisons, les chants des oiseaux et la fuite des animaux, face à l’homme, toujours prédateur, face aux vignobles, toujours tentateurs, face aux amitiés de comptoir, aux amours d’autrefois, et à celui d’aujourd’hui, baignant d’une douceur tendre et reconnaissante.
Cette entreprise éditoriale est une prouesse à saluer, dans le monde francophone du livre de poésie. Sylvie Doizelet, romancière (notamment L’amour même, Gallimard, 1998, vivante réécriture de Bruges-la-Morte), traductrice (les Birthday Letters de Ted Hugues), et compagne du poète depuis le début de ce siècle, nous a décrit la genèse de cet ultime projet :
Les quarante recueils correspondent en fait à autant de petits carnets bleu nuit, dans lesquels Jean-Claude écrivait. C’était fascinant, il se levait le matin, ouvrait un carnet, et commençait à écrire, parfois cinq, six poèmes par jour. Il n’y a pratiquement jamais de ratures ou de repentirs : le livre est la transcription exacte des carnets, sans ajouts ou retraits. La lecture des autres était un plaisir, et souvent une impulsion. Quand il a dû venir à Namur pour se faire soigner, il n’avait pu emporter sa bibliothèque. Alors on nous amenait des livres, moi-même j’en trouvais, et il se sentait plus heureux.
Alain Delaunois