Maurice MAETERLINCK, La vie des abeilles, suivi de L’intelligence des fleurs, Postfaces de Laurence Boudart, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 460 p., 9,50 €, ISBN : 978-2875684813
Dépassant les clivages entre scientifiques et poètes, précurseur d’une pensée d’une intelligence animale et végétale à une époque où prévaut la disjonction entre l’humain, seul doté d’âme, de sensibilité, et le reste du vivant privé d’aptitudes cognitives, Maurice Maeterlinck développe des essais novateurs qui contestent la primauté que l’humain s’octroie dans la chaîne des êtres. En 1901, dix ans avant la consécration du prix Nobel, paraît La vie des abeilles qui, rompant avec les théories de Pavlov, contestant l’animal-machine de Descartes et l’anthropomorphisme de Buffon, avance une thèse radicalement inédite que les scientifiques confirmeront des années plus tard : non seulement les insectes, les mammifères mais aussi les plantes sont dotés, non d’un seul instinct, mais d’une intelligence spontanée élaborée.
Lire aussi : la fiche de Maurice Maeterlinck sur Objectif plumes
Infatigable observateur des abeilles, érudit humaniste d’une culture encyclopédique, poète (Serres chaudes…), essayiste (Le trésor des humbles, La vie des termites, La vie des fourmis…), auteur dramatique (Pelléas et Mélisande, L’oiseau bleu, Aglavayne et Sélisette…), Maeterlinck a concentré ses études et réflexions sur la biosphère, sur le sens de la vie, la variété de ses formes dans des traités naturalistes irrigués par une pratique sur le terrain et un savoir théorique nourri par les lectures d’entomologistes comme Jean-Henri Fabre. C’est, avant tout, à partir d’observations incessantes que sa pensée chemine, tirant d’années d’apiculture des connaissances sur ce qu’il appelle « l’esprit de la ruche », détaillant l’organisation sociale des abeilles, leur construction de cités, la répartition des rôles entre la reine et les ouvrières, les sculpteuses, les mâles. C’est en « poète-philosophe » comme l’écrit Laurence Boudart dans l’une de ses deux magistrales postfaces (suivies d’un entretien avec Pierre Rasmont) qu’il s’ouvre à la magie des hyménoptères, dépeint le vol nuptial, le massacre des mâles, décrypte la construction de cellules hexagonales, la logique secrète tapie derrière le bouillonnement de la ruche.
Il resterait à examiner, pour nous faire une idée de leur intelligence, de quelle façon elles [les abeilles] communiquent entre elles (…) Elles doivent donc avoir la faculté d’exprimer leurs pensées ou leurs sentiments, soit au moyen d’un vocabulaire phonétique, soit plus probablement à l’aide d’une sorte de langage tactile ou d’une intuition magnétique.
La patience de l’amoureux de la nature se double du regard empathique du poète qui, de ses récoltes empiriques sur la république des abeilles, conclut à la primauté de leur souci de perpétuer leur espèce. Maeterlinck inscrit ses réflexions dans la théorie darwinienne de l’évolution. Comme Darwin, il sera fasciné par les orchidées, par le mystère de leur fécondation. La vie des abeilles et L’intelligence des fleurs (un ensemble disparate d’essais sur les fleurs, leurs parfums, l’art de la boxe, Shakespeare, la morale et la religion…) greffent à des études d’entomologiste, de botaniste une pensée poétique et métaphysique par laquelle Maeterlinck affirme une continuité, et non une rupture, entre l’humain et la nature, posant l’inscription de l’être humain dans le cosmos et non en extériorité. L’auteur sonde une intelligence à l’œuvre dans la nature, une intelligence dont l’homme a imité bien des expressions au travers de créations scientifiques, artistiques qui s’inspirent de la perfection, de la beauté, du génie des formes animales, végétales, minérales.
Tous nos motifs architecturaux, musicaux, toutes nos harmonies de couleur et de lumière, etc, sont directement empruntés à la Nature.
À l’heure où les populations d’abeilles déclinent dramatiquement, à l’heure où, soumises aux pesticides, à la pollution, à la dégradation de l’habitat naturel, aux cultures intensives, elles sont entrées dans un déclin catastrophique pour elles-mêmes et l’ensemble du vivant, La vie des abeilles nous délivre des enseignements d’une actualité brûlante au sens où, pour reprendre les termes de Laurence Boudart, ils sont habités par « une forme d’intuition proto-écologique ».
Les deux essais de Maeterlinck nous livrent des pépites florales, des essaims d’arguments, d’intuitions, d’amour qui nous aideront à lutter en faveur d’un changement radical dans le rapport que nous entretenons avec les mondes non-humains. Un changement citoyen qui passe par le refus des choix délétères de l’agriculture intensive, de la déforestation, de la surconsommation.
Véronique Bergen