Audiard-Simenon

Un coup de cœur du Carnet

Michel Audiard – Georges Simenon, Scénarios présentés et édités par Benoît Denis, Institut Lumière et Actes Sud, 2020, 926 p., 35 €, ISBN : 9782330141035

michel audiard georges simenon scénariosLa parution de Michel Audiard – Georges Simenon, des scénarios Le sang à la tête, Maigret tend un piège, Le président, souverainement commentés, introduits par Benoît Denis, signe un triple événement, tout à la fois éditorial, intellectuel et simenonien-audiardien. Préfacé par Jacques Audiard, postfacé par Bertrand Tavernier  (qui dirige avec Thierry Frémaux la collection Institut Lumière/Actes Sud), ce volume magnifiquement présenté, illustré par une riche iconographie, nous convie à un voyage jusqu’ici peu abordé par les chercheurs et la critique : l’association Audiard-Simenon, la manière dont Audiard, fin connaisseur de l’œuvre de l’auteur de Maigret, s’est emparé de l’univers simenonien pour l’adapter, le scénariser ou le dialoguer. Directeur du Centre d’études Georges Simenon de l’Université de Liège, professeur de littérature, auteur d’essais marquants sur Sartre, la littérature belge, ayant dirigé avec Danielle Bajomée le volume Pierre Mertens. La littérature malgré tout, Benoît Denis livre un travail éditorial magistral, signe une introduction, des commentaires qui, par leur puissance de feu, forcent l’admiration.

Le portrait croisé des deux hommes que Benoît Denis nous livre, la présentation des trois scénarios accompagnés par une revue de presse, une fiche technique et les notes sur les scénarios nous entraînent dans le ventre de cette collaboration qui, davantage que duelle, forme un triangle d’or. Le troisième côté du triangle a pour nom Jean Gabin, monstre sacré à l’époque où Michel Audiard sera son dialoguiste attitré, où il incarnera Maigret et de nombreux personnages de l’œuvre de Simenon. Des six films qu’entre 1956 et 1962 Audiard a adaptés de Simenon, scénarisés ou dialogués, la présente édition délivre trois pépites, trois scénarios dont on suit les péripéties. Par-dessus tout, cette rencontre révèle un autre Simenon, non seulement celui qui est audiardisé mais celui qui vit dans l’imaginaire collectif des fervents du septième art, dans le mouvement où elle fait entendre d’autres facettes de Michel Audiard, lesquelles s’écartent de la seule virtuosité d’un dialoguiste surdoué.

À l’heure où bien des artistes passent sous les fourches caudines des écoles, on ne s’étonnera guère que seuls deux autodidactes ont pu acquérir une immense connaissance littéraire non académique et s’élancer dans des créations échappant aux canons culturels et aux perfusions esthétiques enseignées. La magie toute filmique de ce volume qui fera date s’apparente à celle du cinéma, un cinéma que Benoît Denis ouvre comme une boîte à malice, dont il laisse échapper les mélodies en sous-sol. Le destin des évidences est de se lézarder sous les tropismes complexes qui les travaillent en sourdine. Ainsi en va-t-il de l’évidence selon laquelle l’écriture simple, épurée, neutre de Simenon fournirait un garant d’adaptabilité. Si, comme l’a montré Danielle Bajomée, son écriture est marquée par le privilège de l’image, de la vision, contre toute attente, sa dimension cinématographique n’est que trompe-l’oeil, la veine psychologique des récits rendant ardue leur transposition à l’écran.

Les aphorismes, les mots d’esprit, les saillies, la verve ironique et mordante d’Audiard lui ont valu d’être statufié dans les anthologies des dialoguistes de génie. Les strates des scénarios  que l’on découvre, les éblouissantes analyses de Benoît Denis  dévoilent la vision du monde qu’abritent son panache verbal, sa pyrotechnie alliant stylisation du parler populaire et pessimisme d’un moraliste iconoclaste. L’art de la conversation codifiée en France à l’âge classique se prolonge au 20e siècle dans la machinerie verbale d’Audiard dont l’analyse des rouages rhétoriques n’épuise jamais la puissance.

Dans Simenon, Audiard trouvera un écho de sa conception de l’écriture : se poser comme une surface dansante où piéger la production sérielle de la connerie dont Audiard auscultait le formidable essor dans une France petite-bourgeoise. Loin de former un hybride qui homogénéise ses composantes, la figure qui émerge de la rencontre des trois astres centraux — Simenon, Audiard, Gabin — aiguise leur singularité par leur alliance. Dans une éthique de fidélité au texte (hormis peut-être dans Le président conspué pour le « dévoiement idéologique du roman »), Audiard a ouvert les œuvres de Simenon à des possibles, des devenirs qui sont autant simenoniens qu’audiardiens. C’est ce même geste d’ouverture que Benoît Denis et ceux qui ont contribué à l’édition de ce volume mettent en œuvre, nous tendant le triangle d’or d’une poudre filmique aux effets explosants-fixes. 

Véronique Bergen