Nicole MALINCONI, Ce qui reste, Impressions nouvelles, 2021, 128 p., 13 € / ePub : 8.99 €, ISBN : 9782874498336
On se souvient qu’à la rentrée 2017, Nicole Malinconi publiait De fer et de verre. Avec ce livre, elle introduisait dans son œuvre une dimension historique qu’elle n’avait qu’effleurer jusqu’alors (à part dans Un grand amour). Elle racontait, dans un souffle humaniste, la biographie de la Maison du Peuple, chef-d’œuvre de l’Art nouveau détruit par la bruxellisation; elle l’inscrivait dans l’histoire de la Belgique, du mouvement socialiste, des deux guerres mondiales, des grèves de soixante…
Trois ans et demi plus tard, l’autrice[1] revient avec Ce qui reste, un autre livre habité par l’Histoire. Une autre Histoire. Non pas celle des événements remarquables, mais celle, chère à l’historienne Arlette Farge, du cours ordinaire des choses, de la pensée et des mots partagés par les classes populaires. L’idée lui en est apparue le jour où elle a perçu que sa génération, née dans l’immédiate après-guerre, la génération des « Beaux bébés » ainsi que l’appelait le Général de Gaulle, des « enfants de la Libération » avait vécu une vie disparue. Cette génération, qui de la guerre « n’en a rien vu » mais l’a éprouvée dans les photographies, les mots et les silences des parents est la dernière à avoir connu les débuts d’un progrès qui participait à l’allègement de la vie laborieuse et ménagère et n’avait pas encore entamé sa folle et inconséquente accélération :
On disait, c’est le progrès ; le bruit courait qu’on ne l’arrêterait pas. (…) Personne ne se demandait d’où ça venait ; personne ne savait au juste ce qu’il disait lorsqu’il disait qu’on n’arrêtait pas le progrès.
Pour mettre en texte cette mémoire collective de l’après-guerre, comme avant elle George Perec (Je me souviens) et Annie Ernaux (Les années) mais sous une autre forme – ni égrainages ni fragmentations des souvenirs – et sans aucun but autobiographique même impersonnel, elle s’est employée à retrouver et à inscrire dans son écriture le rythme sonore de l’époque, l’«infra-ordinaire », les « choses communes » comme disait Perec, le réel, comme elle dit, un réel perméable à l’idéologie (disséquée par Roland Barthes dans ses Mythologies auxquelles Ce qui reste s’apparente parfois dans l’écriture).
C’est ainsi que dans Ce qui reste, elle consigne et pérennise en littérature :
le temps où les habits étaient de la semaine (tablier noir pour l’école), du dimanche et des jours de fête (costume habillé pour le père ; tailleur, gants et sacoche pour mère),
la cuisine où le bois cède la place au formica, où le plastique fait son invasion,
le tout qui devient pratique, électrique,
les premières salles de bains même si « une maison avec salle de bains, ce n’était pas donné à tout le monde »,
les jours d’école,
l’apprentissage de la lecture et de l’écriture (de la main droite uniquement),
le travail,
à l’extérieur du père – « il gagnait sa vie et celle de la famille »,
à la maison de la mère,
le temps des vacances et des congés payés,
les pages arrachées du calendrier, les pages tournées de l’almanach,
le temps qui filait et qui enracinait les choses – l’obsolescence n’était pas programmée, « tout durait »,
Dieu qui était partout, « au ciel, sur terre et en tout lieu »,
la religion interdisant, excommuniant, les divorcés notamment, rythmant l’année, la vie « même pour ceux qui n’allaient pas à l’église »,
les secrets de famille qui pouvaient rendre le corps malade,
la naissance et la mort – on ne faisait pas son deuil comme « on fait la tambouille, le deuil était une peine commune de la vie »,
l’arrivée dans la maison, du téléphone, de la télévision, de l’automobile « de quelques chevaux » – les grandes américaines c’était dans la rue et au cinéma qu’on les voyait,
les chansons,
le Tour de France,
les nouvelles dans le journal et dans le poste de radio,
puis dans le téléviseur,
la vie des vedettes, des princes et des princesses (Margaret d’Angleterre & Peter Townsend, Soraya & le Shah),
les slogans publicitaires – on disait « réclames »,
les expressions : « Une maîtresse s’appelait Madame et un maître Monsieur le Maître », « le docteur s’appelait Monsieur le docteur », « On disait : à tire-larigot, nom d’un chien et nom d’un tonnerre. On disait : autrefois et naguère »,
les phrases ancrées dans le réel : « Nos mères disaient qu’elles avaient leurs mauvais jours, leurs affaires, les périodes, qu’elles étaient embarrassées, que les Rouges avaient débarqué, quand ce n’était pas les Anglais »,
et d’autres choses et d’autres mots encore.
Le livre refermé, on se rend compte que quel que soit notre âge, on a été ému plus d’une fois. Nicole Malinconi a partagé avec nous ce qui, sans elle, se serait perdu pour toujours. Elle l’a fait parce qu’elle sait faire partie de celles et ceux « qui sont devenus les derniers » de l’après-guerre, d’avant la société de consommation à tout crin, et qu’il était comme de son devoir d’autrice d’écrire comment on disait et comment c’était, à celles et ceux de sa génération, mais surtout à celles et ceux d’aujourd’hui et de demain.
Michel Zumkir
[1] Qu’elle me pardonne d’utiliser ce féminin, qu’elle n’apprécie guère : pour moi il s’agit d’une inscription dans la langue française de l’égalité entre les hommes et les femmes, pour elle c’est un de ces « noms atteints par la mode » (Petit abécédaire de mots détournés, Editions Labor, Grand Espace Nord, p. 19) : On ignorera toujours ce qu’auraient répondu Françoise Sagan et Marguerite Duras, à s’entendre qualifier d’écrivaines ou d’autrices. On ne le saura pas davantage des sapeuses pompières, surtout qu’à l’époque, les femmes avaient d’autres façons d’aller au feu.