Les belles fidèles ?

Jan BAETENS, Adaptation et bande dessinée. Éloge de la fidélité, Impressions nouvelles, 2020, 240 p., 20 €, ISBN : 978-2-87449-804-6

baetens adaptation et bande dessineeOn connaît l’amour que Jan Baetens porte aux arts du texte et de l’image et en particulier au neuvième art, auquel il a consacré de nombreux textes, depuis Formes et politique de la bande dessinée (Vrin, 1998) ou Hergé écrivain (Flammarion, 2006) jusqu’à la toute première monographie consacrée aux Cités obscures (Rebuilding Story Worlds. The Obscure Cities by Schuiten and Peeters, Rutgers University Press, 2020). Adaptation et bande dessinée vient se saisir d’un sujet qui, pour explicite que le titre puisse paraître, ouvre une véritable boîte de Pandore théorique dont Baetens ordonne le contenu avec sagacité, habileté et simplicité.

On se rappelle d’Andrzej Żuławski qui, adaptant très librement La princesse de Clèves en 2000, avait intitulé son film – d’une manière doublement provocatrice – La fidélité. Jan Baetens joue d’une provocation semblable en sous-titrant son essai Éloge de la fidélité. « On n’adapte fidèlement qu’en acceptant de ne pas refaire exactement son modèle. » Voilà l’antienne qui peut à la fois guider et débrider les adaptateurs : la vraie fidélité suppose une infidélité à la fois implicite et assumée. Être fidèle, c’est avant tout parvenir à « circonscrire les propriétés essentielles d’un texte », en les investissant dans le cadre de contraintes propres au médium. La question de la contrainte revient ainsi de manière insistante à de nombreuses reprises au fil de l’essai. Dans une perspective qui se réclame de Raymond Queneau (seul écrivain dont deux adaptations sont analysées par Baetens), la contrainte n’entrave pas l’imagination mais s’avère « au contraire une des voies royales de l’invention et de la liberté ». Et de la liberté, les auteurs convoqués par Baetens en prennent, assurément : les analyses abordent des adaptations de plus en plus libres, allant même jusqu’à effacer l’œuvre source (c’est l’objet de l’avant-dernier chapitre).

On peut n’être pas d’accord avec certains choix terminologiques – à commencer par le terme de fidélité, d’adaptation ou encore avec la notion de « propriétés essentielles » – mais Baetens pare à toute objection et l’on ne peut que le suivre, parce qu’il nous donne à lire un véritable essai, une proposition cohérente qui vient faire bouger les lignes de la pensée. Il estime que « toute œuvre peut être lue comme une adaptation » et n’entend pas la fidélité dans le sens d’une conformité au texte source. Cette dernière approche est d’ailleurs, à ses yeux, aussi réductrice et stérile que dépassée : à quoi cela sert-il de dénombrer les pertes et trahisons, alors que toute adaptation représente un investissement esthétique singulier qu’il est beaucoup plus enrichissant de prendre en considération ? Par conséquent, la « poétique de la fidélité » que Baetens entend dégager se concentre d’abord sur les contraintes que s’assigne chaque auteur à l’intérieur du médium bande dessinée : « Une bande dessinée n’est jamais le simple véhicule d’un contenu autonome, préexistant à sa mise en forme graphique. En tant que média, elle est à la fois ce qui accueille et ce qui façonne, produit, transforme un récit et les éléments qui le composent. »

C’est pourquoi il convenait impérativement d’aborder de manière singulière chaque œuvre du – large – corpus et c’est l’une des grandes forces de cet essai : chaque chapitre se consacre en effet à une œuvre (plus rarement à deux, lorsqu’une comparaison du traitement de l’adaptation s’impose), résumant l’œuvre source, analysant les grandes options esthétiques retenues par les bédéistes, illustrant celles-ci par des planches soigneusement choisies (qui se révèlent très utiles pour les œuvres graphiques que le lecteur ne connaît pas) : Zazie dans le métro vue par Carelman ou Oubrerie, À la recherche du temps perdu par Heuet, Le joueur d’échecs par Sala ou Humeau, Nestor Burma par Tardi, Le château par Deprez, Boule de suif par Battaglia, Le rapport de Brodeck par Larcenet, John Caldigate par Grennan, L’affaire Saint-Fiacre par Bézian, la figure de Fritz Haber par Vandermeulen, La jalousie et d’autres textes du Nouveau Roman par Vaughn-James, les Exercices de sStyle par Madden ou encore L’homme sans qualités par Fortemps. Baetens ne cède pas à la tentation de l’exhaustivité : l’éventail des œuvres abordées déploie une grande variété de démarches esthétiques fortes sans épuiser les possibles. (Les lecteurs les plus gourmands auront plaisir à trouver, à la fin du volume, une « Bibliographie complémentaire » qui aborde très succinctement une petite vingtaine d’adaptations supplémentaires, lançant quelques pistes de réflexion pour chacune d’entre elles.)

La dernière section du livre, qui tient lieu de conclusion, est très riche, ne se contentant pas d’offrir une magnifique synthèse aux différents chapitres mais invitant également le lecteur à repenser des concepts ou des catégories souvent considérés comme acquis : la lettre, l’originalité, l’auctorialité dans le phénomène de l’adaptation, etc. Ce livre est en ce sens un essai important, dont la portée réflexive déborde largement le seul champ de la bande dessinée.

Christophe Meurée