Armel JOB, Sa dernière chance, Robert Laffont, 2021, 330 p., 20 € / ePub : 13.99 €, ISBN : 9782221251539
Les romans véritables sont plus rares qu’on ne croit. La plupart des ouvrages qu’on publie sous ce nom sont des abus de langage. Il faut changer le sens des mots pour admettre qu’un récit sans intrigues construites, sans personnages autonomes, sans milieu identifiable, sans évolution des conduites et des situations, appartient pourtant à la famille romanesque. On en viendrait à oublier l’incroyable liberté de l’invention narrative, le qui-perd-gagne d’une trajectoire fictive qui jusqu’au dernier moment, peut s’accomplir ou se briser. On finirait par croire que n’importe quelle forme d’écriture faisant sa part à l’imaginaire peut bien être, après tout, roman.
Rien de tel avec le nouveau livre d’Armel Job. Ce qui fait le charme et l’entraînement de Sa dernière chance, c’est que tout y est inventé de A à Z. Tout est mis au service d’une machine romanesque qui ne tire du réel que ses reflets. Aucun témoignage vécu. Les situations ressemblent à la vie justement parce qu’elles n’en sont pas le copier-coller, mais la reconstitution stylisée. L’histoire n’est ni démonstrative, ni autofictive. La raison d’être des personnages, c’est d’exister en soi. L’artiste n’apparaît nulle part dans un coin du tableau.
Le lecteur qui entre dans un roman de ce type éprouve le plaisir d’être confronté à une profusion de vies qu’il n’a pas connues ni ne connaîtra jamais. Cela ne l’empêche pas de sentir qu’elles sont vraies, au contraire. Elles ont une cohérence interne irrésistible, et plus encore, une musique de vérité. On perçoit la justesse de l’univers que décrit Armel Job à son air de déjà vu en rêve. Les visages, les voix, les traits de caractère, les comportements, les espoirs et les pertes, s’y succèdent, s’y contredisent, s’y divisent et pourtant, conduisent, par les chemins détournés de l’action, à la fin véridique et nécessaire. Que cette fin nous surprenne par son double retournement (un bonheur transformé en drame, un drame retourné en nouveau départ), augmente encore notre sentiment d’appartenance à ce monde privé de la grâce et pourtant ouvert à la rédemption.
On se réjouit, en circulant dans cette intrigue fouillée et dans ces sentiments, de pouvoir vibrer à la dimension émotionnelle d’une aventure quotidienne, qui relève en apparence du fait-divers, mais que la force d’évocation de l’auteur transforme en expérience initiatique : la modification de sa ligne de chance dans la paume de sa main.
Sa dernière chance s’impose par la ligne claire d’une vision inspirée. Le talent d’exposition d’Armel Job qui lui permet de mettre en place des situation nuancées et complexes, et des personnages nombreux, bousculés, parfois déchirés, avec une aisance d’allure qui est le charme même.
Une fois l’aventure mise sur ses rails, le rythme s’accélère, les figures se cristallisent, une sorte d’effet de surface emporte tout.
Le personnage d’Élise, à la fois protagoniste majeure et anti-héroïne, est l’un des plus convaincants et des plus aboutis qui soient, et prouve à l’envi la capacité de l’auteur à se glisser dans d’autres peaux que la sienne. Elle est comme un être proche qu’on retrouve par hasard, après une longue absence, et qu’on ne perdra plus de vue.
La vraie vie n’est pas nichée dans les moments de surgissements solaires, de bouleversements du monde visible, mais dans l’action, même la plus modeste, quand elle résulte d’une volonté concertée. Celle d’Élise est frappante, même si l’objet de son action, l’amour « ordinaire », nous semble modeste au départ : il prendra peu à peu tant de force, d’ampleur, qu’il fera éclater les limites du cadre initial.
Des mois d’obstination se trouvaient réduits à néant. Cela faisait presque un an qu’elle avait décidé de se dégoter un homme au plus vite. Rencontrer quelqu’un par les moyens ordinaires, dans une soirée, en vacances, n’importe où, par hasard : aucune chance.
L’idée même de « seconde chance » est en soi un pitch : elle ne règle pas à l’avance le sens du final, mais place l’aventure d’Élise sous son aspect radical : la liberté. Car quand une première partie a été perdue, si la vie redistribue les cartes, c’est parce que la nature d’un roman n’est pas d’animer des destins achevés (sauf bien sûr chez Flaubert, maître de l’imparfait c’est-à-dire de la mort), mais d’ouvrir, dans le mur noir de l’avenir, une brèche, une lézarde, un signal lumineux.
Au fil de la lecture on éprouve l’ivresse et l’excitation d’une expérience presque oubliée : la vérité par la fiction. Le sentiment de reconnaissance (aux deux sens du mot) s’accomplit. Cette vie par procuration dans laquelle on se plonge est la nôtre. Cette époque, ce milieu, ces êtres sociaux, dont on peut constater la récurrence dans le tourbillon du quotidien, sont des preuves de réalité. Un vrai roman, enfin, maîtrisé jusqu’au bout, qui nous amène, sans fléchir, dans un clair-obscur d’émotions et d’impressions fugitives, à travers lesquelles se débat Élise pour essayer, malgré tout, d’agir, d’échapper au destin décevant que la vie semble lui avoir réservé.
Un tel abandon, elle ne l’avait pas connu à leur âge, elle ne le connaîtrait jamais. C’était trop tard. Des gens comme Fauvol et elle ne pouvaient plus s’aimer simplement. Ils se servaient des apparences de l’amour, mais ce n’était que l’habillage de machinations souterraines.
Par la grâce d’un pouvoir de conviction, d’une alacrité sans failles, d’une malice narrative qui lui permet de souligner dans une remarque indirecte et profonde l’instant fatal où un personnage se trompe, où une chance se perd, où l’amour se transforme en cendres, l’auteur trouve le détail qui va relancer l’action, et ne se trompe jamais. Il faut beaucoup d’empathie et même beaucoup d’amour, pour arriver à cet espace imaginaire idéal : le désir du lecteur pour que des êtres de papier trouvent un bonheur dont eux-mêmes sont le plus souvent privés.
Ce roman de mœurs, au terme d’une traversée des ténèbres, s’offre le luxe de s’achever dans une sorte de jouvence, de fin heureuse et sonore, de ravissement. La partie se poursuit après le dernier mot du livre, comme un regard jeté sur le premier jour d’une existence nouvelle, car un roman réussi n’a en vérité ni commencement ni fin.
Luc Dellisse