Pierre MERTENS, Les éblouissements, Seuil, coll. « Points », 2021, 475 p., 8,50 €, ISBN : 978-2-7578-8509-3
Pour son cinquantième anniversaire, la collection « Points » propose la réédition de titres qui ont ponctué son histoire. Le roman de Pierre Mertens, Les éblouissements, y trouve sa place. Il s’est vu attribuer le prix Médicis en 1987.
Le roman met en scène le poète allemand Gottfried Benn, né en 1886 et mort en 1956. Considéré comme un des écrivains majeurs de la littérature allemande du 20e siècle, défendant à partir des années 1910 une esthétique expressionniste, il s’est cependant fourvoyé brièvement en 1936, affirmant si pas des sympathies du moins une tolérance à l’égard du régime nazi dont il est quelque temps « compagnon de route ». Bien vite il revient sur cette erreur, mais il sera renié autant par les autorités que par ceux de ses pairs en littérature qui, eux, ont choisi l’exil pour lutter contre la dictature nazie. Benn est donc censuré, voué au silence avant d’être reconsidéré après la Seconde Guerre par les jeunes écrivains de ce que l’on a appelé la génération de « l’année zéro » qui redécouvrent la pertinence et la fulgurance de son œuvre, mais le questionnent aussi sur les raisons de son aveuglement passager.
Pierre Mertens s’est longuement documenté sur Benn, a pour ce faire bénéficié d’une résidence à Berlin, a pu rencontrer des gens qui l’ont connu, et singulièrement sa fille Nele dont le prénom lui a été inspiré par le livre de Charles De Coster, La légende d’Ulenspiegel. Si la documentation biographique, mais aussi historique et géographique est précise, Mertens revendique franchement son droit à la fiction, à la création d’un roman. Dans la préface à cette réédition, il écrit : « Pour dire cela : une fiction, bien sûr. Rien qu’une fiction. Qui raconte l’erreur d’une vie, et la vie d’une erreur. Le plus court chemin entre Histoire et histoire, c’est encore d’imaginer. » C’est donc un Gottfried Benn selon le romancier belge qui nous est donné à lire.
Pour montrer les facettes du personnage, Mertens choisit sept moments : sept dates, mais aussi sept lieux, et sept thèmes qui focalisent le chapitre. Deux des chapitres sont centrés sur la Belgique. Le premier montre le poète à Knokke-Le Zoute où il est invité à la Biennale de poésie, signe de sa réhabilitation, de la reconnaissance de l’importance de son œuvre poétique, quatre ans avant sa mort. Le troisième décrit ses années de garnison à Bruxelles pendant la Première Guerre mondiale ; Benn, médecin militaire, y soigne les maladies vénériennes des combattants.
Le discours d’accompagnement du livre (la quatrième de couverture, la préface, l’exergue, « Aux enfants de ceux qui se sont trompés. ») met en avant le thème de l’erreur comme l’axe principal. Cependant, la place qui lui est accordée semble réduite. Elle n’est explicitement évoquée qu’à deux reprises : lors d’une conversation de Benn avec sa fille à Hambourg en 1936, alors qu’il vient de prendre ses distances avec le régime, et en 1956 lors d’entretiens à de jeunes poètes ou critiques. L’un de ceux-ci l’interroge explicitement sur cette période d’égarement de sympathie avec le nazisme. La réponse n’est cependant pas claire, et cela se comprend. Pierre Mertens ne pouvait émettre que des hypothèses. Il a donc choisi de procéder de biais, reprenant des événements de la vie de Benn, des problématiques qu’il a exprimées dans ses œuvres et dans sa correspondance, qui peuvent amener progressivement des éléments de compréhension. Sont ainsi évoquées son enfance dans un milieu rural, les relations difficiles avec son père pasteur intransigeant, ses études de médecine et sa fascination pour l’anatomie et la médecine légale (« les corps »). Plusieurs femmes ont compté dans la vie de Benn ; ses épouses, dont deux sont décédées, sa fille qui a vécu loin de lui mais avec laquelle le lien ne s’est jamais rompu, ainsi que différentes amies et inspiratrices. Les femmes ont été également les patientes de sa pratique de vénérologue.
Le personnage de Benn tel que le construit le romancier se pose la question du corps, marqué qu’il est par un professeur d’anatomie qui prétend « lire » dans le corps ce qu’est la vie d’un individu. Ainsi, un chapitre, concernant Berlin en 1906, porte le titre de « Les corps morts », tandis qu’un autre, à Berlin toujours, en 1926, celui de « Les corps vivants ».
Les précisions géographiques sont importantes. Pierre Mertens postule un lien étroit entre le poète et les villes où il a vécu. On lit donc une description à la fois précise et évocatrice de Bruxelles et, surtout, de Berlin : les transformations qui affectent la capitale allemande au long des années sont à l’image de l’évolution politique et culturelle du pays. Berlin est aussi pour Benn une métaphore du corps et, en ce sens, une métaphore de l’état d’esprit du poète.
Par-delà l’évocation de la personnalité de l’écrivain allemand, Les éblouissements propose une réflexion sur la place qu’un individu peut être amené à prendre dans l’Histoire (parfois à son corps défendant) et pose donc la question de la responsabilité que chacun doit y assumer.
Joseph Duhamel