Un coup de cœur du Carnet
Amélie NOTHOMB, Premier sang, Albin Michel, 2021, 170 p., 18 € / ePub : 14.99 €, ISBN : 978-2-226-46538-2
Amélie Nothomb ouvre cette année encore la rentrée littéraire. Pour sa trentième, elle publie Premier sang, un roman dans lequel elle raconte son père, Patrick Nothomb.
Patrick Nothomb est décédé en mars 2020. Dans ses romans autobiographiques, dont il est évidemment un personnage important, Amélie Nothomb souligne la ressemblance, jusqu’au trouble, qui l’unit à son père :
Quand j’avais trois ans, j’accueillais les hordes d’invités de mes parents en leur affirmant […]: «Moi, c’est Patrick.» […] j’avais tellement l’habitude que ma mère, présentant ses trois enfants, termine par la plus petite en disant: «Et elle, c’est Patrick », que je la devançais. (Biographie de la faim, Albin Michel, 2004)
Mais Patrick Nothomb était avant tout un diplomate de premier plan, qui a commencé sa carrière comme consul à Stanleyville au moment de la prise d’otages de 1964 (considérée comme « la plus grande prise d’otages du vingtième siècle »), puis a été ambassadeur de Belgique en Chine, au Japon et en Italie notamment.
On imagine aisément qu’en racontant son père récemment disparu, Amélie Nothomb répondait à une nécessité intime. Les sentiments, fût-ce les plus sincères, ne font toutefois pas souvent les bons livres et l’on pouvait craindre pour Premier sang. Appréhension dissipée dès les premières pages. Loin de tout dolorisme, l’autrice opte pour un récit frappé au sceau de l’élan vital : elle fait de son père le narrateur de sa propre histoire, qu’elle commence à l’enfance et achève avec l’épisode de Stanleyville, moment où, comme les autres otages belges, il a frôlé la mort.
Deux ans après le remarqué Soif, qui a manqué de peu le Goncourt, la romancière livre avec Premier sang une nouvelle exofiction à la première personne. Alors que Soif, centré sur Jésus, était l’histoire d’un fils, c’est ici celle d’un père qui se déploie. Ou plutôt celle d’un père en devenir : l’autrice clôt le récit avant sa propre naissance et dépeint les inquiétudes d’un Patrick Nothomb, orphelin très jeune, préoccupé par son manque de modèle paternel.
Le livre évoque surtout l’enfance : la mère veuve et distante, les grands-parents maternels qui élèvent un jeune Patrick choyé. Tellement choyé que pour l’endurcir, on l’envoie dans la famille paternelle pour les vacances. Les murs du château du Pont d’Oye, demeure historique des Nothomb, dissimulent en effet une réalité peu rutilante. La famille, désargentée, vit dans un confort des plus sommaires et n’a pas les moyens de chauffer la bâtisse pendant les rudes hivers ardennais.
Patrick y retrouve cinq de ses oncles et tantes, à peine plus âgés que lui. Ils forment « une horde de Huns », misérables, vêtus de guenilles, et prêts à se battre entre eux pour un morceau de pain. Car la nourriture est rare chez les Nothomb. On manque d’argent et Pierre, le grand-père de Patrick, poète de son état, se sert toujours en premier et ne laisse que des miettes à son épouse, et les miettes des miettes à sa progéniture. Au Pont d’Oye, on pratique « le darwinisme pur et dur ».
Amélie Nothomb dévernit ainsi au passage l’image de la célèbre famille dont elle porte le nom. Mention particulière pour Pierre Nothomb, patriarche égoïste, poète grandiloquent, mais figure paradoxalement assez attachante. L’autrice renoue aussi avec une thématique dans laquelle elle excelle depuis ses débuts : l’écriture de l’enfance, de ses cruautés, de sa sauvagerie et de son extraordinaire appétit de vie. La jeunesse de Patrick au Pont d’Oye n’est pas sans rappeler celle d’Amélie, en Chine, telle qu’elle l’a racontée dans Le sabotage amoureux (Albin Michel, 1993).
Entre le père et la fille, la ressemblance porte surtout sur le rapport à la fiction. En tant que consul à Stanleyville, Patrick Nothomb a négocié chaque jour avec les rebelles, pendant les quasi quatre mois de la prise d’otages. Dans ces palabres, il se perçoit lui-même comme « le nouveau Shéhérazade : de mon aptitude à parler dépendait la vie de mes compatriotes ». Raconter des histoires qui maintiennent l’intérêt des preneurs d’otages les détourne de l’envie de tuer leurs prisonniers. Ce n’est pas la première évocation de l’héroïne des Mille et une nuits dans l’œuvre d’Amélie Nothomb. Shéhérazade apparait comme un idéal de l’auteur ou du conteur. Elle montre que la fiction a le pouvoir de captiver son auditoire, de suspendre le cours du temps et de reporter l’échéance de la mort.
Avec ce trentième roman – le premier sans Patrick –, Amélie Nothomb passe par la fiction pour conjurer la mort. Gageons que pas plus que le roi de Perse, les lecteurs ne résisteront au récit de Shéhérazade.
Nausicaa Dewez
Premier sang parait aussi en audiolivre, aux éditions Audiolib. Le texte est lu par Françoise Gillard. Le téléchargement est déjà disponible, le CD paraitra le 15 septembre.