Sophie DEROISIN, Petites filles d’autrefois 1750-1940, Préface de Véronique Bergen, Académie royale de la langue et de littérature françaises de Belgique, 2021, 340 p., 24 €, ISBN : 978-2-8032-0060-3
L’Académie royale de langue et de littérature françaises poursuit son travail de (ré)édition d’œuvres du patrimoine littéraire belge. Après L’herbe qui tremble de Paul Willems et le Théâtre de Jacques De Decker, l’institution pose un choix plus singulier en republiant Petites filles d’autrefois 1750-1940 de Sophie Deroisin.
Ce nom ne dira sans doute rien à la majorité. Sophie Deroisin, nom de plume de Marie de Romrée de Vichenet (1909-1994), est pourtant l’autrice d’une dizaine de livres. Des romans et des essais principalement, mais aussi le recueil de nouvelles Les dames qui lui a valu le prix Rossel en 1975. Petites filles d’autrefois est son dernier ouvrage, paru en 1984.
L’autrice y brosse le tableau de la vie des petites filles, puis des femmes pendant la période 1750-1940. Le parcours s’ouvre par un détour du côté des mythes et contes, dans lesquels Sophie Deroisin pointe la différence de perspectives offertes aux filles et aux garçons : tandis que le Petit Poucet s’active pour sauver ses frères de la forêt et leur éviter d’être dévorés par l’Ogre, le salut, pour la Princesse, réside dans l’attente passive du Prince Charmant. La suite du livre montre comment l’éducation dispensée aux filles et aux garçons les prépare à devenir pour les unes des belles endormies, et pour les autres d’ingénieux Petits Poucets. Embrassant quelque deux siècles dans sa démonstration, l’autrice montre que la révolution industrielle, qui a bouleversé la société, n’a pas fondamentalement changé le sort des filles.
Le livre, scandé par douze parties, examine les différents aspects de l’éducation : la prière, le paraitre, la nourriture, l’enseignement… La formation des petites filles est rude, sinon violente, et chiche en tendresse. Complété par une ample bibliographie, l’essai cite de nombreux témoignages d’époque et mène une relecture de certaines œuvres littéraires qui nous plonge dans une réalité quotidienne sordide, révoltante pour les yeux d’aujourd’hui, loin des images d’Épinal de l’enfance heureuse et insouciante.
La prose de Sophie Deroisin s’interdit toute expression passionnée ou militante. Le vernis du classicisme et de l’élégance ne craquèle jamais. La démonstration n’en est pas moins implacable. Celle de l’injustice faite aux petites filles, et de l’éducation aberrante qui leur a été dispensée pendant plusieurs siècles, les préparant à une vie d’effacement, de résignation et de sacrifice pour la famille. Le tableau s’arrête à 1940 : l’autrice, née en 1909, se range elle-même parmi ces « petites filles d’autrefois ». Dans un ultime chapitre, elle jette un regard, optimiste et crépusculaire à la fois, sur les générations qui la suivent :
nous accédons enfin à la conscience de l’injustice, à la volonté d’y remédier. Ce qui est donné dès maintenant à l’adolescente, nous dûmes cheminer longuement, […] avant de découvrir la majestueuse dimension de la justice. Comment glorifier assez la lumière de ce soleil du soir qui illumine notre paysage intérieur ? […] les adolescentes surgissent aujourd’hui avec une inspiration nouvelle, un courage neuf, des activités multipliées. Leur destin semble gagner ici, mais s’affaisser ailleurs […].
Le féminisme de l’essai de Sophie Deroisin, indiscutable, tranche avec les courants actuels. Lesquels insistent sur l’invisibilisation subie par les femmes, dont le rôle dans l’histoire, l’art, les sciences… est gommé par l’historiographie dominante. Sophie Deroisin s’emploie quant à elle à montrer comment l’éducation des filles les enferme dans un carcan qui les rend inaptes à participer à l’Histoire : « Le Temps n’existant pas, c’est l’éternel retour de tout ce qui se transmet de mères en filles et de marâtres en brus ». Conclusion terrible :
Quand il n’y a rien, on ne s’occupe que de soi. Les captifs apprivoisent les araignées, nourrissent les souris.
Dans sa pénétrante préface, Véronique Bergen souligne que l’essayiste interroge « la servitude volontaire » des femmes dans l’ordre patriarcal : loin de tirer de leur propre parcours la volonté d’offrir une autre vie aux plus jeunes, les mères, grand-mères, préceptrices n’ont eu de cesse de brimer les jeunes filles dont elles avaient la charge et de reproduire avec elles l’ordre phallocentrique du monde. On regrette certes que Sophie Deroisin questionne peu les raisons de cette « complicité », mais son constat est courageux. Il est l’un des motifs qui font résonner en nous ce Petites filles d’autrefois, longtemps après la lecture.
Nausicaa Dewez