Vue plongeante

Daniel ADAM, Où dans le ciel?, Cerisier, 2021, 130 .p, 12.50 €, ISBN : 978-2-87267-233-2

Adam Où dans le ciel?Perché sur un échafaudage, à huit mètres du sol, pour revivre la situation qu’il occupait en tant qu’ouvrier dans une confiturerie, un homme vieillissant pose à la faveur de cette « madeleine » désabusée un regard sur les morceaux de sa vie qui lui reviennent en mémoire. Sans ordre et sans passion, comme s’il était étranger aux remontées erratiques de ce passé qui, de chapitre en chapitre, nourrissent son soliloque mental (« Je commence à me plaire ici en haut. J’y vois ma vie défiler, saccadée, démolie, sauvée, espérée, voulue, détestée, attaquée, vermoulue, repeinte, rouillée, abattue, noyée, brûlée. » Ou encore : « Quand j’y pense, il me semble que j’ai toujours regardé le monde de travers en oblique »). Si, à l’heure du choix, il a quitté l’école pour la vie active, c’est seulement parce qu’il « s’y emmerdait ». Ce qui allait donc le mener à gratter à longueur de journée les dépôts de sucre sur les hauts murs de la confiserie au risque de basculer depuis les planches étroites et branlantes jusque dans les cuves fumantes où bouillonnaient les fruits.

 « Fous une claque au contremaître et pars » lui avait dit Jean, un syndicaliste plutôt anar, le jour où il est devenu son unique ami et plus tard son logeur, avant de mourir prématurément. « Jean c’était pas mon frère, c’était moi en mieux, la pièce manquante. Du coup, j’y tenais autant qu’à moi-même. Quand il est mort, moi aussi … »

Le manque… C’est aussi ce qu’il ressent le plus lorsque ses parents meurent dans leur maison, explosés par une bonbonne de gaz. Parfois, il rêve d’un enfant qui l’appellerait papa et à qui il demanderait où est son ami…

– Mais je ne sais pas où il est papa, je ne sais pas
Dans le ciel.
Où dans le ciel ?

S’il évoque son mariage et sa femme Béatrice, apparemment très aimante, c’est comme s’il s’agissait d’un élément accessoire pour éclairer son récit. La poésie, il ne sait pas au juste ce que c’est, mais comme Jourdain faisait de la prose, il fait de la poésie sans le savoir. Il peut rêver à propos d’un oiseau qui passe ou se pose, du sourire complice d’un enfant, du Canada et de la ville de Matane coupée en deux par le Saint-Laurent comme il a été lui-même coupé de son ami Jean, ou encore de Solange Dubuisson, le nom d’une inconnue aperçu sur un plumier d’écolière lors d’une brocante. C’est là aussi qu’il a rencontré Max, l’acheteur du plumier, un intellectuel dont il devient l’ami et qui lui ouvre sa bibliothèque. Choisir un livre ? Son choix hasardeux se porte sur un roman dont le titre l’a séduit : Cent ans de solitude. Un éblouissement :

Si j’avais pu, j’aurais arpenté des bois, des forêts, des jungles, celle de Macondo par exemple, dont j’imaginais regarder le village depuis la canopée. Je me prenais pour Aureliano. Quelqu’un d’autre vivait, regardait, dormait avec moi. Mes rêves n’étaient plus les mêmes.

Si la lecture lui ouvre un univers et nourrit le regard particulier qu’il pose sur le monde depuis son échafaudage, il n’en est pas de même du théâtre social et de la pièce à laquelle Max l’avait invité. Elle avait pour sujet des affrontements sur fond de grève dans une usine.

Ça ne parle pas d’usine mais de ce que les gens comme eux [les acteurs, les auteurs et les spectateurs] pensent de l’usine, comme un combat entre les gentils et les méchants (…) On va le remplir avec quoi, Max, le fossé ?
– Le fossé ? Quel fossé ?
-Celui qui nous sépare.

Question pointue d’un récit que Daniel Adam mène tout en sensibilité, inspiré par le regard plongeant sur la vie d’un de ces hommes « étonnés » et en butte à l’absurdité de l’existence. Un homme qui relève à divers titres d’une famille combien troublante : celle du Meursault de Camus, du Plume de Michaux ou même du Bartleby de Melville. À découvrir.

Ghislain Cotton