Danser avec les ombres

Morgane EEMAN, L’île quimboiseuse, Maelström, 2021, 172 p., 14 €, ISBN : 978-2-87505-400-5

eeman l'ile quimboiseuseOn oublie souvent que le texte ne surgit pas du néant, mais d’un corps. Le deuxième ouvrage publié par Morgane Eeman remédie à cette négligence en s’incarnant dans une écriture organique, habitée, aussi exaltée que les étudiants fraîchement débarqués sur cette île envoûtante dont l’autrice donne à vivre les charmes et les maléfices. L’île quimboiseuse est un texte mouvant, qui vogue entre les genres et les registres. Qualifié de roman-poème, cet ouvrage en vers pulvérise les frontières et présente un récit singulier, dont l’aspect bigarré voisine une détermination (au sens de poursuite d’une intuition première) palpable.

Mais le calme ameute
Il tempête bientôt
Et vous êtes ici
C’est sûr
Un nénuphar
Flottant affublé
D’échoués volontaires
Par milliers

Au cours d’une déambulation rythmée par l’heure et le lieu, la narratrice retrace son corps-à-corps avec une terre ensorcelante – une rencontre tantôt sensuelle, tantôt mortifère, qui n’en finit pas de la jeter, plus profondément chaque nuit, dans le trouble et la folie. Dès les premières pages, on devine un travail important sur la sonorité, qui fera figure de fil d’Ariane : c’est un texte à dire, un texte qui engage le corps entier. Comme les pas qui, inéluctablement, se succèdent jusqu’à fouler le cœur battant de l’île, un mot en appelle un autre. L’oralité apparaît indissociable de l’écriture de Morgane Eeman, qui est une langue plus qu’une graphie, un souffle sans entrave[1] – si ce ne sont, ici et là, quelques rimes pauvres qui alourdissent le flux des phrases.

Un chapitre après l’autre, les contours de l’île s’estompent, s’effacent jusqu’à laisser transparaître un lieu hors du temps et de l’espace, un gouffre qui aspire les âmes de celles et ceux qui frottent leurs ambitions contre le béton fondu des ruelles sombres. Ce caractère atemporel se voit renforcé par le mélange des registres et des jargons, par la provenance des mots hétéroclites choisis par l’autrice et rassemblés en un glossaire à la fin du livre – dans la volonté de partager les sens parfois obscurs qui parsèment le “paysage sonore” du texte. Si les quelques toponymes employés entre ces pages renvoient à l’île de Malte, l’atmosphère qui s’en dégage est celle des bayous louisianais, de la mer déchainée ou mortellement étale, mêlée des vents qui animent les territoires où se pratique le chamanisme. L’entêtement de la narratrice à spécifier l’heure et le lieu (avec toujours moins de précision) apparaît alors comme une dernière tentative de garder la tête hors de l’eau, d’échapper à l’enivrement qui gagne ses camarades au point de les noyer, précipités dans les entrailles poisseuses de l’île dédaléenne.

Dehors il pourrait faire gros soleil
Ou pleurer à gros torrents
Dans la nuit noire ensevelie de chairs
Que ça ne m’étonnerait pas
Cet endroit est au cœur du temps
De l’espace je ne sais pas

Dans ce livre dense et chantant, l’autrice attache méticuleusement de petits morceaux de sens pour former une mosaïque pour le moins atypique : autant d’associations heureuses ou surprenantes, parfois trop opaques pour engager pleinement la réceptivité de son lectorat, mais desquelles transpire un imaginaire puissant.

Louise Van Brabant


[1]Il s’agit d’un aspect cher à l’autrice, par ailleurs actrice de théâtre et créatrice de podcasts – l’un, le journal de bord qui a accompagné la création et la publication de l’ouvrage qui nous occupe, très justement nommé Les sens, les sons & l’écriture.