« La fraîcheur des abîmes… »

Carl NORAC, Piéton du monde, choix anthologique et postface de Gérald Purnelle et Jean-Luc Outers, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2021, 291 p., 9 €, ISBN : 978-2-87568-552-0

norac pieton du mondeL’innocence souvent insolente de l’adolescence et cette envie de fuite que l’on jette à la face du monde quand on a 20 ans, Carl Norac en a fait le matériau de sa poésie à la fois brute, dense et sensuelle.

En ce temps-là, ma vie s’inventait encore. J’avais la fraîcheur des abîmes quand elles balancent l’adolescent d’une paroi vers l’autre et qu’il bande à l’idée de vivre. Je courais dans les forêts avec des mots vainqueurs à la bouche. Mon emploi était le candide. J’en cultivais les ombrages.

Depuis les premiers recueils publiés dans les années 1990, le poète ne cesse d’arpenter les deux hémisphères de la poésie, ceux de l’enfance et de l’adulte qui chez lui d’ailleurs ne font qu’un, vaste et transfrontalier. Ceux aussi qui fondent l’espace du monde, entre l’émerveillement insouciant du départ et la nostalgie réconfortante du retour. Car pour l’arpenteur insatiable qu’il est, le voyage possède cette double fonction, la rencontre avec l’autre couplée à la quête de soi. Ce que relèvent avec pertinence les deux postfaciers quand ils insistent sur le fait que « pour Carl Norac, le voyage n’a rien à voir avec l’exotisme. Le voyage est avant tout un voyage au fond de soi, au sens que lui a donné Victor Segalen, autre écrivain voyageur ».

Pour le poète voyageur Norac, le « chant des pistes », si cher à Bruce Chatwin, ne peut s’entendre qu’à partir d’un enracinement, d’une sensibilité à la terre natale ainsi qu’à la filiation. Racines de l’enfance, des terrains de jeux de l’adolescence dont on perçoit l’importance dans les textes qu’il consacre par exemple au Borinage qui l’a vu naître ou plus limpidement encore dans l’anagramme de son nom de plume qui renvoie à celui choisi par son père, Pierre Coran, lui-même écrivain.

            Marchant sur une drève,
            il y a cet homme libre,
            jamais sans la part des autres,
            et cet homme est mon père.

Cette notion de liberté omniprésente scande littéralement toute l’œuvre de Norac. La liberté du piéton, toujours en mouvement, qui ne se sent jamais aussi libre que quand il franchit une frontière. Un sentiment de liberté qui surgit à chaque fois que le poète « réintègre [s]a silhouette de passant. » De passeur qu’il est aussi quand il met à l’honneur d’autres auteurs qu’il embarque avec lui dans sa besace. Pèlerin, piéton du monde qui ne cherche au fond qu’à parvenir à maîtriser une mélancolie inhérente à tout départ. Car c’est l’horizon d’un paysage plutôt que le ciel qui guérit des jours sombres. Un paysage ondulé aux courbes féminines intimement liées au monde physique comme les mots le sont également.

Pays de bouleaux, à perte de vue. La nuit qui fronce. Des femmes laiteuses se muent en neige sur les chemins, puis redeviennent femmes. Le présent est à saisir, les paumes franches, avec juste assez d’obscurité en soi pour trancher sur le blanc de la conscience.

Après le paysage, viennent les rues et les villes que l’on enjambe, dans lesquelles on pénètre comme dans un « corps tantôt ouaté, tantôt métallique. » La dimension érotique et sensuelle marque en quelque sorte la poésie de Carl Norac dans la mesure où elle permet cette plongée, véritable immersion dans le corps du monde et donc de la femme. Un retour aux sources en somme qui répond au désir d’enfance relevé plus haut et dont on sortirait ragaillardi, oint par « la fraîcheur des abîmes » … ou des abysses !

Rony Demaeseneer