Michel CLAISE, Crime d’initiés, Genèse, 188 p., 21 € / ePub : 13,99 €, ISBN : 978-2-38201-007-5
Michel CLAISE, Souvenirs du Rif, Genèse, 273 p., 14,50 € / ePub : 12,99 €, ISBN : 978-2-38201-006-8
Aux manettes de la création…
Michel Claise est un juge d’instruction médiatique et médiatisé. Expert de la lutte contre la corruption et le blanchiment, il lui arrive de quitter son premier terrain d’action pour alerter public et politiques par le biais de la fiction littéraire. Comme s’il ouvrait un deuxième front. Chez Genèse, deux sorties (son douzième roman, Crimes d’initiés, et une réédition, Souvenirs du Rif), confirment sa place au côté d’Alain Berenboom, comme auteur phare du sillon policier de la maison d’édition franco-belge.
Crime d’initiés
Le récit débute à Rome, avant de nous envoyer en Belgique (Bruxelles et Anvers) pour se conclure à Hong-Kong. Deux jeunes hommes d’affaires, un Italien et un Chinois, convergent vers un quartier prisé pour partager confidences commerciales et plaisirs. Le lecteur, pour un peu, se laisserait attendrir par les échanges interculturels, la vision d’un monde ouvert, métissé… jusqu’à ce que Shi Min Wong tende un DVD à Giancarlo Magnanini, avec un synopsis présenté comme prémonitoire :
Près d’une grande métropole, la police découvre, entassés dans un container, des dizaines de corps putréfiés, victimes d’un mal mystérieux. Au même moment, un passeur de clandestins, atteint d’un virus inconnu, décède à l’hôpital. Quelques heures plus tard, les urgences de la ville croulent sous l’afflux des malades. Le chaos s’installe. Afin d’enrayer la propagation du virus, les autorités imposent une quarantaine. Tous les habitants sont confinés en zone de sécurité. La tension monte. Certains vont risquer leur vie pour sauver leurs proches, d’autres vont risquer celle des autres pour sauver la leur. Pendant ce temps, un survivant du container court dans la ville…
La perception du lecteur s’incurve soudain au creux de ce premier chapitre uppercutant. On oublie le tourisme et le doux farniente de la Cité éternelle. Une pandémie (on devine laquelle !) va déferler sur le monde et causer des millions de morts. Nos deux trentenaires sont des initiés : ils savent mais il n’est pas question d’alerter qui que ce soit, il s’agit au contraire de tirer un maximum de profits de l’information, de la préparation du drame. Mais… Des policiers, embusqués dans une camionnette, ont placé le consigliere de la mafia et son acolyte sur écoute. Mais… À la sortie du restaurant, le Chinois et son garde du corps sont agressés par des voyous, tandis que Magnanini filme la scène avec son mobile.
Ce premier chapitre, au gré de ses changements de caps et de vitesses, nous a plongés dans un thriller, l’envers du décor, la marche réelle du monde. Et celle-ci est atroce, qui voit l’argent des États et des contribuables rogné par des organisations occultes. La suite de l’intrigue nous baladera des zones les plus glauques des quais anversois (osera-t-on encore visiter la cité scaldienne ?) aux mystères identitaires des Triades chinoises. En déployant l’histoire d’un combat (l’enquête policière et juridique) mais aussi, en contrepoint, la manière dont ses pions y atterrissent bon gré mal gré.
Souvenirs du Rif
Genèse a eu l’excellente idée de lancer une collection, « Les poches belges », qui réédite un roman précédent de Michel Claise.
Changement de décor ! Nous voilà précipités dans la campagne marocaine, au milieu des champs de cannabis, roulant au côté d’une équipe de policiers français et marocains. Ceux-ci s’attaquent, sur deux continents, à une organisation puissante et bien organisée. Il va vite leur en coûter… Mais baisseront-ils les bras devant la corruption généralisée, les infiltrations et les représailles ?
Si Crimes d’initiés captive au départ puis informe surtout, des allures de reportage ou de docu-fiction, il y manque un fini, des ingrédients qui, dans Souvenirs du Rif, font mouche avec une percussion supérieure. Pourquoi ? Dans tous les cas de figure, Michel Claise arrive à restituer un univers en ses différentes strates et à brosser des scènes marquantes (des plus intimes à la torture, etc.), ce qui n’est pas donné à tous les narrateurs. Mais, dans Crime d’initiés, l’écriture est moins resserrée, les personnages davantage des esquisses, à part le portrait complexe du Chinois Shi Min Wong, quand la réussite de Souvenirs du Rif renvoie à de glorieux souvenirs d’écrans, le grand avec Traffic de Steven Soderbergh, le petit avec The Wire, la série sublime de David Simon et Ed Burns.
En clair ? Le roman nous décrit un phénomène majeur, celui d’une économie mondiale parallèle et criminelle, en explorant tous ses étages et ses intervenants, du travail agricole au Maghreb à la vente en rue parisienne, en passant par les piscines des richissimes patrons, les règlements de comptes, les épopées informatiques, les astuces du blanchiment au cœur du casino de Monaco ou dans les valises suisses, les liens avec le terrorisme, etc. Surtout, les protagonistes sont soigneusement ciselés, avec un background, une épaisseur (du psychopathe Nejib à l’incorruptible Nasri ou au dogmatique Bassem, du capitaine amidonné Denoyer à la brinquebalante lieutenant Violaine Paquet – un air de Lisbeth Salander, l’héroïne de Millénium, avec sa distorsion entre capacités intellectuelles supérieures et difficulté à appréhender un rapport à l’autre ?) et… une once de romantisme (déjà présente dans l’autre roman mais plus appuyée ici), qui insinue un accent inattendu mais bienvenu.
Le lecteur demeure donc fermement arrimé aux rails du récit, tendu face aux rebondissements, aux dangers qui menacent les personnages. Jusqu’à la dernière page. Et même au-delà ! Car l’auteur ose une postface étendard et assène, en deux pages denses et fluides, un état des lieux objectif, effrayant, implacable, un panorama en surplomb du livre sur l’économie criminelle, la difficulté du combat et… sa solution.
Deux lectures qui ouvrent un horizon…
Hormis une écriture fonctionnelle, Michel Claise réalise un programme idéal : distraire et captiver mais en apprenant et en bousculant, en faufilant une démarche citoyenne. Si l’amateur de thrillers belges songe avant tout à Patrick Delperdange, à Armel Job ou à Barbara Abel, à leurs offres si différentes et complémentaires, ou à des perles d’Alain Berenboom (Hong-Kong Blues), Jean-Marc Rigaux (Kipjiru 42…195) ou Marcel Sel (Rosa, Elise), il peut ajouter un nom dans la liste des créateurs de la première division.
Philippe Remy-Wilkin