Le pire n’arrive pas toujours

Un coup de cœur du Carnet

Thomas GUNZIG, Le sang des bêtes, Au diable vauvert, 2022, 208 p., 16 € / ePub : 9.99 €, ISBN : 979-10-307-0452-5 

gunzig le sang des betesÀ chaque roman, Thomas Gunzig décrit, de manière précise et documentée, certaines pratiques sociétales bien contemporaines, par exemple les techniques de vente (dans Manuel de survie à l’usage des incapables) ou dans le cas de son dernier roman, Le sang des bêtes, la pratique et le marché du body-building. En même temps, il imagine des choses invraisemblables dont on se dit cependant que, vu les processus qu’il évoque, elles risquent de ne pas tarder à devenir réelles. Dans Le sang des bêtes, il s’agit de la génétique et de ce que des apprentis sorciers peuvent en faire.

Tom a cinquante ans. Il pratique la musculation et est employé dans une boutique de produits pour le body-building. Avec lui, sa femme, son fils de retour à la maison familiale pour une prise de distance temporaire d’avec sa compagne, et son père malade venu se faire soigner chez lui. Un univers sans grand relief. D’entrée du roman, Tom se pose la question : « Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ? », interrogation récurrente qui va l’amener à tenter quelque chose, à profiter d’une occasion fortuite pour aller à l’encontre de son destin.

Car l’autre grande question du roman est celle de la fatalité. Dans quelle mesure est-on maître de son destin et comment échapper à ce qui apparaît comme une fatalité ? Pour Tom, elle prend le visage de ses origines familiales. Il est juif et porte inconsciemment un passé dont il ne connaît pourtant que peu de choses, mais que la transmission intergénérationnelle lui fait peser. Plus qu’il ne veut bien le reconnaître, il est marqué par la disparition de sa famille dans les camps. À l’adolescence, c’est son physique de petit Juif malingre peu apte à séduire les grandes filles blondes qui lui pèse. Le culturisme va dès lors être pour lui un moyen d’essayer de sortir de cette prédestination physique. Cela lui permet d’oublier sa condition : « il ne pensait plus ni au passé ni à l’avenir, il n’était plus qu’un métabolisme produisant de l’énergie pour tirer, pousser ou soulever ». Le culturisme repose sur la notion de répétition, faire encore et encore le même geste. Et même si cela suscite un réel plaisir (que Thomas Gunzig décrit bien), Tom ne reste-t-il pas dans le même, ne répète-t-il pas finalement ainsi son asservissement à sa problématique physique, malgré les indéniables qualités athlétiques qu’il a pu développer ?

Le culturisme en ce qu’il conduit à n’être qu’un métabolisme produisant de l’énergie apparaît comme la figure générale du livre, la métaphore de la façon de prendre, ou non, son destin en main. C’est ainsi que les chapitres portent chacun comme titre le nom d’un muscle à faire travailler.

L’image que Tom se fait de son corps se double d’un sentiment lancinant de peur : « cette peur qui ne te quitte jamais, même quand tu vis dans un monde en paix, c’est ça être juif ! ». Thomas Gunzig suggère à petites touches les différentes facettes de l’origine et du vécu de cette peur.

Une rencontre inattendue va permettre à Tom d’essayer de trouver un sens à sa vie. Il protège une femme qui se fait brutaliser. Mais Enseta, ou plutôt N7A, est une femme bien étrange. Quelle est chez elle la part d’humain et d’animal ? On ne saura pas qui elle est réellement. Tom va lui venir en aide et ce geste riche de sens pour lui va provoquer des perturbations familiales nombreuses. D’autres changements vont venir du fait qu’il est amené à repenser son histoire familiale. Et quand tout paraît s’effondrer et capoter, une voie semble se dessiner. Peut-être ne faut-il pas résister à sa nature et faut-il reconnaître qui on est ; et accepter alors de cesser de pratiquer le culturisme, de toujours répéter les mêmes mouvements et les mêmes choses.

La personnalité de N7A est ambiguë. Par le biais du personnage de Jade, la compagne du fils de Tom, Gunzig propose des éléments de réflexion sur la question du genre, de la race mais aussi sur celle de l’espèce. Comment « trouver une identité au-delà de la barrière des espèces » ? Et comme l’exprime Jade, « le spécisme est aussi insupportable que le sexisme et le racisme ». Si Tom se remet en cause, N7A va, elle aussi, suivre un chemin qui l’amène à s’interroger sur sa nature.

L’argument du roman (que nous laissons au lecteur le plaisir de découvrir) est en fait une reprise de celui de la nouvelle « La vache », parue dans Le plus petit zoo du monde, publié en 2003. L’évolution dans le traitement du thème est particulièrement intéressante.

Par rapport à ses personnages, Thomas Gunzig alterne description parfois un peu cruelle et réelle empathie. Ainsi, Jade peut apparaître comme l’incarnation des travers d’une bobo qui se veut politiquement correcte. Mais derrière cette caricature, le romancier décrit néanmoins l’honnêteté de la préoccupation morale de la jeune femme et sa volonté de comprendre d’autres réalités sociales que la sienne, malgré ses aspects risibles. Mais ne l’est-on pas tous parfois ?

Surtout, il y a toujours chez Gunzig, cette façon de raconter, son art de rendre son récit captivant. Avec un humour ravageur, qui laisse pourtant place à une forme de tendresse. Et puis, son art des images et des comparaisons régale toujours autant le lecteur : « il détala à la vitesse d’un penalty » ; « Et les reproches furent enterrés comme on enterre dans un désert les cadavres d’un règlement de comptes » !

Joseph Duhamel