Un coup de cœur du Carnet
Serge DELAIVE, Autour d’un hiver, Bozon2x, 2021, 121 p., 20 €, ISBN : 978-2-931067-09-3
Souvent, les ciels sont lisses et pâles.
Ils retiennent et dispersent la lumière. Qui ne jouira pas.
Accompagné de son ami Aïtor, Serge Delaive sillonne l’hiver 2020 encagé par le deuxième confinement (rebaptisé « seconde venue de l’Insekt »). Armé de son téléphone puis d’un petit reflex, il capture les paysages qu’il traverse dans le froid et les joint à ses mots dans ce recueil Autour d’un hiver. La poésie ici est déambulations en prose, union de l’œil, du sensible et de la pensée.
C’est un texte circonscrit par les courbes de la nuit qui tombe toujours plus vite – et que le poète sent gagner sur l’avenir, contagion hivernale.
Mon amour tient d’un savoir inaltérable qu’une autre saison viendra, qu’il y aura un été. Elle ne s’inquiète pas. Elle voit derrière l’écran. Et moi je sais que l’hiver est déjà là, infini.
Tel un « astronaute victime de la gravité », le poète explore à chaque sortie le vide de l’époque, entre forêts et banlieues industrielles, champs et terrils, couronnés parfois d’un banc public. Ces « petits temples modestes » accueillent ses haltes et font l’objet d’une de ses typologies – miroirs tendus à nos aveuglements. Ils sont comme tout ce que le regard touche érigés plus que jamais dans le désert inédit de cet hiver-là.
Prenant appui sur la boue, égrenant les carcasses d’animaux et les restes visibles de notre « civilisation de l’oubli et des chiffres », le poète travaille le monochrome et le fragment, composant une partition photosensible. S’inscrivant contre une société inique que l’Insekt réverbère en ses bourdonnements, lucide sans cynisme, il tend à retrouver « le langage de l’innocence » tout en flinguant les politiques mortifères abîmant et la nature et l’humain.
La misère, ce substantif daté, escamoté par les néologismes euphémiques, éclate comme une gerbe de coquelicots, un murmure d’étourneaux en vagues noires.
Réceptif aux affinités qui désormais se détachent plus nettement de l’ordinaire, attentif à la magie « qui reposait à portée de main » et aux êtres précaires, son texte porte les traces furtives d’une vieille femme qui passe au loin, étrange apparition-disparition, d’un sans-papiers, de la tente d’un jeune sans-abri… Ici, les « certitudes fragiles » se fendillent. Sans s’abuser, il laisse affleurer au détour d’une friche, entre deux étendues qui se réensauvagent, les états intérieurs, témoignant de sa propre impuissance comme de ses émerveillements. « Je me sens coupable d’obéissance », dit-il. Il dit aussi :
Mon incapacité à la solitude, c’est-à-dire vivre avec ma diffusion, ma dilution.
Moi, celui qui m’échappe et que je ne connais plus.
L’intranquillité permanente. Je suis celui qui se désagrège.
C’est un texte où la mélancolie est filtrée par la maturité. Où on tend le visage vers la lumière – où l’on apprend plutôt à se laisser toucher par son image, rare, cistercienne. Les photographies sont ici encore les fidèles compagnes des mots du poète – sincères dans leur spectralité comme dans leur ironie – ici un christ en croix désarticulé, là une statue de la vierge derrière les barreaux d’une fenêtre nous tourne le dos… Toutes témoignent d’une farouche résistance à l‘aberration.
Piquante et humble tentative de capter une portion de temps dans un inouï démesuré.
Avec l’amitié et l’amour comme boussoles, avec l’attention portée au monde, aux arbres, aux graffitis et aux autres, ici la beauté a toujours droit de cité. C’est un texte généreux dans sa concision, c’est un texte qu’on relit. Comme les aubépines mêlées de neige que son ami Aïtor lui fait remarquer, qui annoncent les premières le printemps, Serge Delaive offre une poésie qui sort du rang – un regard vivant au cœur de l’hiver.
Maud Joiret