Aliette GRIZ, FLISE, Plier l’hier, Tétras Lyre, 2022, 82 p., 16 €, ISBN : 9782930685618
Dans Plier l’hier, recueil poétique publié chez Tétras Lyre et illustré par Flise (artiste plasticienne établie à Paris), Aliette Griz s’adonne à une poésie militante entièrement rédigée au féminin de la troisième personne dans ce qu’elle nomme « […] un reportage / D’écorché·e·s aligné·e·s / Dans les salles d’attentes ». La préface de l’ouvrage, signée par le collectif Les Quenouilles auquel appartient l’autrice, parle, quant à elle, « [d’]images comme des plans qui se succèdent » et proclame : « La narration ne compte pas. Out le plan-séquence. Plier l’hier pour faire bouger les instantanés et l’image d’Épinal ». Comprenons par ces affirmations que chaque poème se compose d’images apposées les unes aux autres afin de former un tout cohérent et signifiant tandis que, de son côté, le recueil, fait de vers libres ou de poèmes en prose, progresse par fragments.
L’ensemble de ces fragments prend corps sur fond de jungle urbaine : la ville, omniprésente, s’illustre ici par son hostilité. C’est elle qui, à coup d’embuches fait les « écorché·e·s », créant les espaces nécessaires à la brutalité :
Marcher
Sous la pluie
C’est long comme la queue du supermarché
C’est une palissade de chantier
Un trottoir déplacé
Des formes aperçues au loin
Un taxi qui frôle
Pas gêné
Quelques centimètres
Et pourquoi pas l’aplatir ?
[…]
La violence est, de conséquence, l’une des thématiques centrales du recueil. Elle se répercute sur les féminins de la troisième personne, provoquant chez elles un fort sentiment de mal-être. Celui-ci s’exprime aussi bien au travers du monde extérieur (l’humidité, la pénombre, la nuit, des murs inopportuns) qu’au travers de facteurs purement physiques (le sang, la foule autophage, la sueur, l’amour qui conduit à l’écœurement de l’autre).
Les illustrations de Flise, tatouées sur les pages comme autant de graffitis venus soutenir une déambulation anxiogène à l’intérieur même du recueil, communiquent ce mal-être aux lecteurs. Seins, vulves chimériques, atrophies puis abstractions et hybridité des corps féminins énoncent une matérialité tiraillée, en tension. De plus, le travail de Flise permet l’émergence d’une seconde thématique fondamentale dans les écrits d’Aliette Griz : le désir et plus particulièrement le désir comme lieu de violence.
Au milieu de son décor urbain traversé de désir et de violence, Aliette Griz a toutefois la délicatesse de s’arrêter sur une note d’espoir. Il est possible de s’affranchir et de laisser les idées circuler librement dans le monde et les arts :
Respire
Elle respire tout en haut du cirque
L’âme
Elle s’élève et s’écroule
Double, triple, quadruple
Saut périlleux dans le vide
Dans le chœur des cénacles
Des théâtres
Des tours de contrôle
Avant arrière en boucle
Elle fait du trapèze
Comme le lecteur s’en apercevra rapidement, Plier l’hier se fait aussi le porte-parole d’un engagement féministe fort. Celui-ci s’exprime jusque sur le plan de la forme puisqu’il est fait usage, du début à la fin du recueil, de l’écriture inclusive : un parti pris intéressant à l’intérieur de ce temple au langage qu’est la poésie.
En effet, parfois difficile à décoder, l’écriture inclusive connote davantage la formalité administrative que l’expression poétique. Aliette Griz démontre cependant qu’il est possible de dépasser ce préjugé. C’est ainsi que, par exemple, « Il », « elle », et « iel » se côtoient en toute sérénité tandis que le lecteur accepte rapidement l’usage du « iel » dans sa fonction d’énonciation de l’indéterminé :
[…]
Les fils s’enroulent dans les rues de la ville
C’est fait
L’élu·e presque déjà là
Au pied du la poutre
Iel gare sa monture
Iel reste un corps à l’avant
Elle un corps à l’arrière
Iel les mains sur le volant
Elle les idées sans frein
Iel dit je suis artiste
Artiste de mon cul
C’est iel qui le dit
Et l’art se tait
Au-delà de la fonction poétique qu’Aliette Griz tente d’attribuer à l’écriture inclusive, nous ajouterons que celle-ci trouve sa cohérence dans le recueil dès l’instant où elle participe activement à l’expression d’une identité urbaine. Ce trait est renforcé par l’utilisation de termes argotiques, de néologismes et de tours empreints des marques de l’oralité. Tout nous crie un monde en mutation permanente et un désir d’influer sur l’orientation des changements de demain.
Camille Tonelli