Ô poids ! suspends ta courbe !

Claude FROIDMONT, Dommage qu’elle soit si grosse…, F Deville, coll. « Œuvres au rouge », 2022, 270 p., 20 €, ISBN : 9782875990556

froidmont dommage qu'elle soit si grosseBernard est obèse, adipeux, gorgé de graisse, « comme un énorme beignet trempant dans son huile avant d’être abondamment sucré dans l’assiette ». Cette caractéristique physique s’est imposée à lui dès son enfance, a été gonflée par les soins culinaires maternels, a nourri les moqueries de ses camarades de classe et les regards avides des inconnus, a englouti ses velléités de se frotter au monde. La réclusion s’est rapidement profilée comme le salut possible, entre les murs de sa chambre du vivant de ses parents d’abord, dans une maison au milieu des arbres (dont la boîte aux lettres se situe à un kilomètre, toujours parcouru en quad) ensuite. À l’abri, il s’adonne à ses péchés mignons : la nourriture, en chair et en lettres. Car le narrateur présente un second penchant insatiable, celui des mots. Il avale, dévore, se gave de livres : ceux-ci constituent « des remparts à [s]a difficulté d’être », et les écrivains, une famille. Ses parents, alliés de toujours, l’ont à dessein tôt dégagé de toute inquiétude bassement matérielle et ont veillé à ce que leur poussin se sente comme un coq en pâte.

Après ses études de Littérature, Bernard ose. Dans l’ombre de Lamartine et de ses chers auteurs (d’une œuvre ou d’un texte, la qualité ne se jaugeant pas à la réception critique), il commet son premier ouvrage. S’ensuit une kyrielle, ne rencontrant pas l’effet escompté. En parallèle, sous l’impulsion de l’entregent de Philippe (le seul véritable ami qu’il ait jamais eu), il se met à rédiger des romans sous pseudonymes, et parfois à la place d’autrui. « Gros et nègre, double déchéance. » Cette activité scripturale met du beurre dans ses épinards (qu’il a déjà bien crémeux), mais ne tarit en rien son désir de publier son Livre. Ce sera un Journal littéraire et politique, entamé dans la quarantaine, dans lequel, sans jugement et avec acharnement, il tentera d’« inventorier l’imaginaire de la Gauche en 365 jours ». Cette tendance politique à laquelle l’a initié son père lors de réunions de parti dans l’arrière-salle d’un café (où ses yeux et d’autres parties de son corps se sont posés sur la belle Sarah) et appartiennent des figures qui compteront dans sa trajectoire, tels l’énigmatique J.B., un intransigeant professeur de lycée, et même François Mitterrand.

Avec Dommage qu’elle soit si grosse…, Claude Froidmont donne voix à un personnage atypique, absolument hors-norme, dont se dégage une touchante humanité. Au fil des réflexions et des souvenirs de Bernard, il est possible de saisir ce qui l’a façonné et ce qui l’habite. Le dégoût de son corps, l’encombrement de soi et le rejet de ses congénères, le besoin vital de reconnaissance, mais aussi et surtout l’amour des Lettres, la foi en l’Homme, une honnêteté sans fard, le goût des idées et le sens de l’Histoire, « l’espérance [qu’il] guette à tous les carrefours des destinées et [qui] a toujours été si violente qu’elle s’est logée en [lui] et [lui] fait apercevoir tous ses signes là où les autres ne les voient pas ». Dans une prose efficace teintée d’humour, Froidmont a créé un héros de poids… loin d’être pesant !

Samia Hammami

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